CULTURE

…de mon sac à dos: Maurice Chappaz

Un livre, une balade: la série estivale de Gérard Delaloye se poursuit de manière alpine et chappazienne.

Le sac à dos appelle la randonnée en montagne. On peut aimer sauter d’une vallée à l’autre en compagnie de Chichkine, mais on peut aussi avoir un faible pour la balade calme, réflexive, méditative en moyenne montagne, là où la hauteur prise est suffisante pour maintenir une juste distance entre les choses de la vie et celles de l’esprit.

Dans ce cas, une possibilité est de se rendre dans la vallée de Bagnes en compagnie de son habitant le plus illustre, le poète Maurice Chappaz.

Après vous être procuré l’admirable «Maurice Chappaz» que Christophe Carraud vient de consacrer au vieux Bagnard et après l’avoir glissé dans votre sac malgré son poids (400 gr.) et son format (16,5 cm sur 19,5), vous partirez en direction du Grand-Saint-Bernard.

A Sembrancher, prenez sur la gauche en direction de Verbier et de la vallée de Bagnes. A l’entrée du Châble, vous franchissez le pont sur la Dranse et levez un œil sur la vieille bâtisse entourée d’arbres qui se trouve sur la droite. C’est l’ancienne résidence d’été de l’abbé de Saint-Maurice qui fut autrefois seigneur de la vallée. C’est aujourd’hui la demeure de Maurice Chappaz. Cette maison s’appelle l’Abbaye. Tradition et religion:

    Je n’ai pu oublier, écrit Chappaz dans «L’Evangile selon Judas», ces cinq syllabes du plus confidentiel des haïkaïs, ce «Ceci est mon corps», depuis que dans mon village je l’ai entendu. Si maintenant je rouvre les yeux, si je perçois un morceau d’ombre ou de neige sur la montagne, une perle de rosée au dos d’une feuille qui bouge avec une chenille, un papillon qui s’enfuit, si je touche une marguerite, remue une pierre laquelle devient musicale dans la mémoire de l’ombre, si j’entre dans la fatigue, l’errance de l’eau ou de l’arbre, le filet du brouillard où disparaît ma demeure… oui, si je vois autour de moi tous les hommes baiser le monde, être hantés par le souvenir; et mourir, et pouvoir, je le crois, être réveillés de la mort, face à tout, j’entends: «Ceci est mon corps». (p. 47 – les citations sont extraites de l’ouvrage de Carraud)

Portant le nom de saint Maurice, ayant passé de longues années au collège de Saint-Maurice, Chappaz est catholique, d’une foi solide et proclamée en près de septante ans d’écriture. Ce n’est pas à quelques mois de ses nonante ans qu’il va changer. Autant le savoir avant de marcher en sa compagnie. Moi qui ne le suis plus, cela ne me dérange pas. Au contraire: je trouve plutôt stimulants ces retours sur une culture un peu vieillotte qui s’accordait parfaitement à la défunte civilisation alpine mais qui nous laisse désarmés face à la mondialisation:

    J’appartiens à un pays qui a changé en vingt ou trente ans. En restant ici en Valais, j’ai pour finir fait un voyage tout aussi grand que si j’avais été en Amérique. (p.19)

A deux cents mètres de chez Chappaz, un téléphérique vous hissera au milieu des alpages de La Chaux d’où part le sentier des Chamois qui, serpentant à une altitude d’environ 2500m (il vaut mieux ne pas avoir le vertige!) sur le flanc du Bec des Rosses vous conduira à la cabane de Louvie au-dessus de Fionnay.

La fatigue venant, vous pourrez, au col Termin (2648 m), face à un panorama somptueux et dominant, à pic, de quinze cents mètres le fond de la vallée, faire une halte et lire quelques pages (pp. 104 et suivantes) consacrées par Carraud à la littérature de montagne et singulièrement à deux œuvres de Chappaz, «Le Journal des 4000» et «La Haute Route». Comme il se doit, Carraud part de la célèbre lettre de Pétrarque connue sous le titre d’«Ascension du mont Ventoux » :

    Elle relate l’ascension du Ventoux, un jour de 1336 (…) Le plus important à ce stade, c’est, comme on l’a si souvent souligné, le parallélisme que Pétrarque établit entre l’ascension et la méditation intérieure (…) La tradition spirituelle de l’ascension importe moins ici que le croisement de l’introspection et du cheminement réel. A vrai dire, cette tradition y est même subvertie, parce que c’est d’une plongée en soi qu’il s’agit plus que d’une élévation qui permettrait de se libérer du bouleversement intérieur en quittant les parages terrestres.

Sept siècles plus tard, Chappaz marche du même pas :

    J’étais prédestiné à interpréter et à cheminer à travers les montagnes. Je me débats comme je peux contre la lettre morte, la brièveté de l’existence, la dissolution de nos efforts.

Louvie est l’endroit idéal pour faire étape. Chamois et marmottes surveillent de loin la terrasse de la cabane posée près du lac. A quelques dizaines de mètres, un promontoire vertigineux domine la vallée, offre le coucher de soleil inoubliable:

    Et puis il y a ce soleil qui se couche sur la neige. Je suis tout mâchuré de rose maintenant. Mes mains sont roses, mon manteau est rose. C’est le rire de ma bouche que l’ébullition de ces dix mille cimes. Ha, ha ! Plus bas on distingue le ventre des forêts, les plis des bures ; après le tournis brun des alpages les cycles bleus des aiguilles de sapins. J’aime tâter ce ventre puis tirer sur les cravates noires et froides des pentes, mes dévaloirs, mes ravines. Je pelote les îles grasses, les îles vertes. Je me penche dans le vide, j’effleure les rocs, j’avale mon bouillon de taillis, je caresse mes fiefs de gentianes et les fiefs de taconnets. A ma rencontre viennent des rondes de corneilles, des toits d’ardoise, un agneau de lait et un génisson noir qui parcourent à saut un pré sous le gribouillis des pommiers. (p.252)

Le lendemain, si vous avez le pied ferme, vous suivrez l’itinéraire proposé par ce précieux site, mais à la fin de la journée, lorsque vous serez à l’écurie du Crêt récemment restaurée, vous poursuivrez votre chemin sur le sentier de gauche en direction de Mauvoisin.

La randonnée est plus pénible que celle de la veille, car il y a deux cols à franchir. Mais il vaut la peine de l’entreprendre parce que le chemin, quand il est tracé, traverse la région de Sévereu où, dans les années 1920, on réintroduisit le bouquetin. Et, surtout, parce que le col du Sarclau, à plus de 2600 m, est si étroit, si raide que vous y passez juste la tête, comme à travers une fenêtre, pour que votre regard plonge sur le hameau Bonatschiesse, en bas, au bord du torrent. Chappaz:

    J’ai besoin de ces franchissements. Je me rends bien compte que ces cols sont des femmes, des vagins d’ombre, de neige d’ardoises. Des «fenêtres» disent les gens des vallées. (p.58)

Vous n’aurez pas sur cette fenêtre la place suffisante pour poser votre sac. Mais quelques mètres plus bas, sur un replat, vous pourrez boire à votre gourde et, peut-être, céder à la mélancolie:

    Qui étais-je? Où en suis-je?
    On dirait l’odeur du foin qui se réveille en hiver, voici cinquante ans, les poèmes s’approchaient de moi. J’étais un jeune homme solitaire avec de vrais amis. On filait, on gagnait le large. Ce qui attire maintenant l’homme qui s’enfonce dans la vieillesse avec sa plume, c’est une ligne invisible, une frontière, celle de sa propre mort. J’ai vu, j’ai passé tant de cols qui varient, me suis tant exercé à un chant! Que voilà tous les chemins aujourd’hui mènent à l’intérieur, où devrait naître, où est déjà né tout ce que j’ai aimé. Et tous ces êtres deviendront moi-même. Ma vie les a écrits. Une angoisse, l’extrémité d’une feuille frémit mais je craindrais de ne pas mourir. (p. 291)

Autant la montée au col, à travers des éboulis, est âpre et sombre, autant la descente au milieu d’une herbe fleurie est riante. Mais c’est les genoux en compote que vous atteindrez l’hôtel de Mauvoisin où vous oublierez votre fatigue devant un verre de fendant de Fully élaboré par Marie-Thérèse Chappaz, nièce du poète.

Mais deux jours de randonnée ne suffiront peut-être pas à assouvir vos envies alpines et chappazienne. Dans ce cas, sans charge excessive dans votre sac, vous pouvez prolonger votre excursion de deux jours. De Mauvoisin (1840 m), par le col des Otanes (2840 m) vous pouvez rejoindre la cabane de Panossière afin de vous incliner devant la superbe pagode du Grand Combin.

Et le lendemain, après avoir traversé le glacier, vous franchirez le col des Avouillons (2647 m) pour gagner la cabane Brunet (2103 m)qui offre gîte et couvert.
Puis regagnant le fond de la vallée, vous chantonnerez avec le poète :

    Dieu s’oublie. Dieu chante. Dieu passe de montagne en montagne. Il ne descend jamais plus bas que la hauteur des forêts. Il respire la pomme de pin. Il marche, il brasse dans les profondes myrtilles, il pénètre dans les combes de rhododendrons. Il émerge sur l’alpage. Il s’assied sur un caillou. Il pense à une étoile bleuettante. Il mange du pain et du fromage, boit du lait caillé à pleine auge…

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«Maurice Chappaz», par Christophe Carraud, Seghers, Poète d’aujourd’hui, Paris 2005, 333 pages (C’est le dernier ouvrage consacré Chappaz. J’aurai pu vous proposer la même balade avec «A-Dieu-vat», un livre d’entretiens entre le poète et Jérôme Meizoz publié chez Monographic à Sierre en 2003.)