LATITUDES

Claude Nicollier: «Le vol spatial pour tout le monde!»

L’astronaute suisse basé à Houston est enthousiasmé par la réussite de SpaceShipOne, première mission spatiale privée. Quel avenir pour le tourisme en apesanteur? Il répond.

On peut dire que la conquête spatiale a connu deux ères. La première a débuté le 4 octobre 1957 quand l’Union Soviétique envoya en orbite un petit satellite, à peine plus grand qu’un ballon de foot, appelé Sputnik. Dans les décennies suivantes, 434 astronautes sont allés dans l’espace, et certains d’entre-eux ont marché sur la Lune ou vécu pendant des mois dans une station spatiale.

Des centaines de satellites artificiels gravitent autour de la Terre. Les instruments scientifiques nous ont renvoyé des images fascinantes et mystérieuses. Le tout, financé avec l’argent public par les gouvernements de nombreux pays (parmi lesquels, modestement, la Suisse).

Le deuxième âge de l’espace a peut-être commencé le 4 octobre 2004. Ce jour-là, un groupe américain financé exclusivement par des fonds privés a envoyé en orbite — pour la deuxième fois en quelques jours — la navette pilotée SpaceShipOne depuis le désert californien de Mojave. Les deux pilotes, Mike Melvill et Brian Binne, sont les deux premiers «astronautes privés» de l’histoire.

Nous avons demandé à Claude Nicollier, le seul Suisse à avoir été dans l’espace, de commenter cette première mission privée.

Que vous inspire le premier vol spatial privé?

Je trouve cela formidable. Je suis tout à fait favorable à ce que des gens qui ne sont pas des astronautes professionnels puissent à l’avenir voler dans l’espace. Et la grande majorité de mes collègues astronautes pensent de même.

Est-ce le début du tourisme spatial?

Je préfère éviter le terme de tourisme. Disons que cela ouvre enfin la possibilité, à long terme, pour beaucoup de gens d’aller dans l’espace.

A long terme? L’entrepreneur anglais Richard Branson, le patron de Virgin, vient d’annoncer qu’il a commandé cinq navettes du type SpaceShipOne. Il a l’intention de les faire décoller en 2007 déjà, sous le label de Virgin Galactic, afin de transporter des touristes dans l’espace.

La réalité, c’est qu’à court terme le voyage restera très onéreux — Branson lui-même a articulé un prix de 200’000 dollars par personne — et limité aux vols sub-orbitaux (jusqu’à une altitude d’environ 100 km ndlr). Ce sont des vols assez courts qui n’offrent que quelques minutes d’apesanteur, de ciel noir et de vue de la Terre, et pendant lesquels on a tendance à être indisposé, ce qui pourrait gâcher un peu l’expérience. Mais un jour les vols orbitaux privés de plus longue durée deviendront possibles, et je pense qu’à ce moment-là le vol spatial pour tout le monde (ou presque) va vraiment se développer.

Quels sont les éléments manquants?

Le double exploit de SpaceShipOne est absolument remarquable, mais entre le vol sub-orbital et le vol orbital, il y a un grand saut, qui demande une énorme différence de vitesse. Et la vitesse, c’est du coût et du risque. SpaceShipOne a atteint une vitesse de l’ordre de Mach-5 (cinq fois la vitesse du son, ndlr). Pour arriver en orbite, il faut une propulsion cinq fois plus grande, tout en garantissant des conditions de sécurité acceptables. Les privés vont certainement conclure qu’ils peuvent le faire avec moins d’argent que les gouvernements, mais étant donné le caractère hostile de l’environnement et les risques à la montée et à la descente, ça va être une route plutôt longue et difficile.

Etes-vous en train de dire que ce sera une route de sang et de souffrance?

Oui. Il ne fait aucun doute qu’il y aura des accidents et des tragédies. Je ne peux pas imaginer que ça n’arrivera pas. Ça arrivera. Mais dans le temps on a quand même acquis une certaine sagesse opérationnelle dans la communauté des explorateurs de l’espace. Comme dans le monde de l’aviation, si et quand un accident se produit on effectue une enquête avec soin et on tire les conclusions qui augmenteront la sécurité des prochains vols.

L’an passé a marqué le 35ème anniversaire du débarquement sur la Lune (21 juillet 1969). Pendant trois décennies, le satellite naturel de la Terre avait été un peu délaissé. Puis, soudainement, il a été remis au goût du jour par deux initiatives américaine (Moon Mars and Beyond) et européenne (le programme Aurora) qui prévoient d’utiliser la Lune comme étape sur la route de Mars.

Beaucoup ont reçu l’annonce du programme d’exploration spatiale «Moon Mars and Beyond» par George W. Bush en janvier dernier comme une surprise. Mais en réalité, l’idée de quitter l’orbite terrestre et d’aller plus loin, vers Mars, est sur la table depuis longtemps, depuis la fin du programme Apollo dans les années 70. Simplement, pour des raisons budgétaires, la NASA a préféré concentrer les efforts notamment sur le développement de la navette. Le shuttle aurait dû être une sorte d’avion de ligne, une machine réutilisable pour des vols fréquents et relativement bon marché. On sait que ça n’a pas été le cas. La navette reste un engin remarquable par ses performances et capacités, mais très cher à l’utilisation, et relativement fragile.

Retourner sur la Lune aujourd’hui serait plus facile ou plus difficile qu’en 1969?

Techniquement, ce serait plus facile. Nous connaissons beaucoup de choses que nos prédécesseurs ignoraient. Mais du point de vue programmatique, vous avez raison, ce serait probablement plus difficile. Dans les années 60, la volonté d’aller sur la Lune avait été nourrie par le climat de guerre froide. Le programme Apollo était parti avec une rapidité qui n’aurait pas pu être soutenue à long terme. Après six vols effectués avec succès, plus Apollo 13, les moyens sont venus à manquer, l’intérêt s’est aussi un peu perdu. Aujourd’hui la Lune revient au centre de l’attention parce qu’on pourrait y réaliser des infrastructures fixes en vue de l’exploration du système solaire. Cela permettrait aussi de tester les capacités des humains à s’installer durablement dans l’espace, sur la surface d’un autre corps céleste que la Terre.

Les programmes de voyage vers Mars dépendent aussi de la disponibilité d’un autre élément: la station spatiale internationale. Son assemblage est actuellement arrêté, le shuttle n’étant pas opérationnel suite à l’accident du Columbia en février 2003.

La station est dans un mode de survie, on peut à peine y maintenir deux personnes. Aujourd’hui s’y trouvent un Américain et un Russe. Mais je suis convaincu qu’à partir du moment où la navette reprendra ses vols la station va retrouver son rôle central dans l’activité spatiale.

Quel sera ce rôle?

Avant la mise sur pied de programmes d’exploration, de nombreuses technologies doivent être développées et testées dans l’environnement spatial. Aller vers Mars est un voyage long et dangereux, pendant lequel il faudra recycler tout ce qui est recyclable. C’est une idée plutôt contraire à la mentalité américaine sur Terre, mais dans l’espace il faut le faire, parce qu’on ne peut pas se réapprovisionner en route. Par exemple: il faudra trouver des façons pour réutiliser tous les fluides et fabriquer de l’eau pour se laver ou pour boire à partir de l’eau contenue dans l’urine. Je sais, c’est un peu contraire à notre esprit, mais c’est une condition fondamentale pour une mission vers Mars.

Depuis quelques années la Chine a exprimé de grandes ambitions spatiales, et en Octobre dernier a envoyé dans l’espace son premier astronaute, Yang Liwei. Un nouveau concurrent?

Personnellement, je vois ce développement de façon très positive. Bien évidemment, la Chine considère l’accès à l’espace comme un pilier de son autonomie au plan global. Mais en même temps elle va contribuer à déplacer les frontières de la connaissance. Les Etats-Unis ne sont pas trop enthousiastes quant à une collaboration avec la Chine. Pour l’instant c’est plutôt un concurrent potentiel. Les Européens par contre travaillent avec les Chinois sur quelques programmes, par exemple sur le projet de positionnement Galileo, qui devrait constituer une alternative au GPS.

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Claude Nicollier a voyagé dans l’espace à quatre reprises (1992, 1993, 1996 et 1999) pendant plus de 1000 heures au total, y compris une promenade spatiale. Tout en restant un astronaute actif («mais mes chances de retourner dans l’espace sont très réduites», dit-il), Nicollier est aujourd’hui instructeur pour la robotique spatiale et les sorties extra-véhiculaires à Houston. Il donne également un cours de technologies et d’opérations spatiales à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne.