KAPITAL

L’émergence du possomateur

Vous achetez vos meubles chez Ikea et vos livres sur internet? Vous voyagez avec les compagnies low-cost? Sans le savoir, vous êtes entrés dans la chaîne de production. Et vous participez à la nouvelle révolution économique.

Qu’y a-t-il de commun entre Ikea, Amazon, Swissquote, easyJet, eBookers, Dell, la Smart, Microsoft, la photo numérique, le iPod, les «do it yourself» et un paysan qui vend ses fraises à la cueillette?

Tous ont externalisé chez le client la dernière phase, la dernière étape de la chaîne de la production de valeurs. Transporter et monter ses meubles, avoir des compétences de libraire ou d’analyste financier ou encore de voyagiste, de «designer» d’ordinateurs ou de voitures, de «débugger» de logiciels, voilà quelques-unes des nombreuses nouvelles compétences transférées chez les gens ordinaires.

Cette extraordinaire rupture de la chaîne de la production est la principale marque de notre temps. C’est une métamorphose profonde qui aura des conséquences incalculables. Même si cela ne représente peut-être que 5 à 6% de l’économie d’aujourd’hui, elle porte en elle une telle révolution qu’elle risque de tout emporter avec elle, un peu comme cela fut le cas, il y a plus de 150 ans, avec la révolution industrielle.

Examinons les raisons profondes de cette affirmation. D’abord, il y a un moteur économique important dans ce changement, c’est le partage des gains en productivité entre le producteur et le consommateur. Il y a donc un discount à la clé qui portera au succès les entreprises qui adopteront cette transformation. C’est moins cher avec easyJet, Ikea, etc.!

Ensuite, il y a un raccourcissement de la chaîne de la valeur entre producteurs et consommateurs par la suppression généralisée des intermédiaires. Cela non seulement crée une économie globale, mais cela introduit aussi une nouvelle relation producteur-consommateur sur la finition des produits et des services par un apport créatif des consommateurs ordinaires dans la phase terminale. C’est totalement nouveau. Cela n’a pour ainsi dire jamais existé dans l’ère industrielle. Enfin, il y a une jubilation nouvelle offerte aux consommateurs dans cette appropriation de compétences créatives du producteur-consommateur.

Ce n’est pas une jubilation classique de l’acte d’achat bien connue des accros de la consommation compulsive. C’est une jubilation de la maîtrise. Je dors sur un lit que j’ai construit, je mange des fruits que j’ai cueillis, etc. Ce troisième moteur n’est pas négligeable, car il est au cœur du comportement renouvelé d’une société de la consommation dépassée.

Ce qui est remarquable dans cette métamorphose du modèle économique, c’est qu’elle a lieu d’abord par et chez les gens ordinaires. Contrairement à ce que l’analyse contemporaine essaie de présenter, cette mutation vers la société du savoir n’est pas une révolution vers de la haute valeur ajoutée de l’appareil de production mais bien plus une haute valeur ajoutée portée par le consommateur ordinaire.

En effet, lorsque Microsoft externalise le «débuggage» de ses logiciels, la compagnie américaine réalise des gains substantiels certes, mais surtout elle fait confiance à la capacité créative de ses usagers à identifier, voire fixer des problèmes précédemment non identifiés. C’est tout de même assez renversant!

Ainsi, avec le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), la création de valeur est devenue moins séquentielle et plus interactive. Les distinctions entre clients et productions ou entre biens et services doivent être fondamentalement repensées.

En effet, durant l’ère industrielle et de la consommation de masse, que nous sommes en train de quitter, la consommation d’un bien ou d’un service par un client était supposée détruire la valeur que le producteur avait créée à son intention! Mais aujourd’hui tout au contraire, dans cette économie de la créativité émergente, tous les clients doivent être considérés comme des créateurs de valeur. Quel bouleversement!

Ikea a tellement bien compris cela que les dirigeants de l’entreprise ont inventé le nom de «possomateur» pour désigner cette nouvelle forme de consommateur. Des consommateurs qui possèdent en quelque sorte la maîtrise et la créativité d’un certain savoir mobilier. On change de perspective.

Il faut voir également que ce mouvement touche des comportements profonds. Songeons ici à deux exemples: Nespresso et Star Academy. Avec Nespresso on entre en club. Club de connaisseurs du café bien sûr mais surtout club d’amateurs d’exclusivité et de savoir-vivre. Cette appartenance nous distingue du consommateur lambda. Cette appropriation de savoir nous entraîne vers un monde de la créativité, du goût. Bref, on change de comportement.

La Star Ac’, dans un tout autre registre, procède de même en transformant d’abord, tout un chacun, en jury. Fonction autre fois réservée à une élite. On choisit, en quelques sortes, la future vedette de la chanson française. On paie même pour la choisir. Mais la Star Ac’ nous transforme aussi en possomateur car la «star en devenir» provient directement de nous, gens ordinaires, et on la voit grandir en vedette. On l’accompagne en quelque sorte. On ne la consomme pas, on la produit.

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Xavier Comtesse, mathématicien, est le directeur romand de la fondation Avenir Suisse. Il collabore occasionnellement à Largeur.com.

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Une version de cet article a été publiée par Le Temps du 20 décembre 2004.