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Requiem pour un dissident

Vendredi après-midi, Marco Camenisch a été condamné à 17 ans de prison. Un verdict qui indigne l’écrivain Daniel de Roulet. «Si un jour, Marco sort de prison…»

C’est une des plus hautes et riches vallées habitées de Suisse, l’Engadine. Quand on se trouve là-haut, dans les rues de St Moritz, on distingue à peine les vallées en contrebas où habitent les gens moins riches, le long de la frontière italienne. D’un côté, le val Bergell, de l’autre la vallée de Poschiavo. Giacometti habitait dans le premier, Marco Camenisch dans la deuxième. L’un et l’autre ont connu la guerre froide et son modèle local, la glaciation helvétique. Giacometti est parti pour Paris, Camenisch n’a pas été plus loin que Zurich. La similitude de leur histoire ne s’arrête pas là.

J’ai visité à Stampa le cimetière où se trouve la tombe de Giacometti. J’ai pris le car postal qui descend par le col de la Maloja. Les grosses tombes sont celles de ceux qui ont réussi, devenus professeur à notre école polytechnique ou banquier. Le long du mur les admirateurs de Giacometti qui passent par là ont pris l’habitude d’ajouter un petit caillou dressé sur sa modeste tombe de pierre. Un simple signe à notre sculpteur dissident.

Je suis allé à Brusio, sur la tombe du père de Camenisch qui était douanier. La vallée de Poschiavo est un peu plus large, le soleil s’y couche plus tard, le cimetière est en pleine pente, par étage, chaque tombe strictement identique à la voisine. Sur la tombe du douanier, mort en 1989, un bouquet de marguerites se fanait lentement. C’est là que Marco a été vu libre la dernière fois. Il était venu deux mois après l’enterrement se recueillir sur la tombe de son père. Il avait cru que la surveillance des policiers et des douaniers autour du cimetière s’était un peu relâchée. Il avait suivi, de l’Italie par-dessus la montagne, le sentier des contrebandiers. Comme Farinet dans le roman de Ramuz. Mais un autre douanier l’aurait reconnu et les choses auraient mal tourné. C’est du moins ce que notre justice croit avoir compris.

Au temps de la guerre froide en Suisse, les communistes étaient renvoyés de l’université, comme Bonnard, les traîtres enfermés, comme Jeanmaire. Mais que faisait-on des dissidents, ceux qui ne voulaient s’aligner ni sur Moscou ni sur la Maison blanche? On les surveillait de près, on les laissait partir pour Paris, mais quand on les prenait la main dans le sac, on les punissait pour l’exemple.

C’est ce qui est arrivé au jeune Marco Camenisch, alors âgé de moins de trente ans. Comme il avait posé, en 1979, quelques pétards contre le lobby de l’énergie nucléaire aux Grisons, il a été condamné d’un coup à dix ans de prison. Personne ne s’y attendait. Même la presse zurichoise s’était indignée. Ce qui partout ailleurs, aux Etats-Unis comme en Europe, valait aux anti-nucléaires militants des amendes symboliques ou des peines de prison conditionnelles a valu à Marco dix ans fermes. Pour l’exemple.

Dans un champ désert, il avait essayé d’abattre le pylône d’une ligne à haute tension. Le pylône ne s’était pas effondré. L’action n’était là que pour accompagner un communiqué très pédagogique expliquant les risques que le nucléaire faisait courir aux habitants de la planète. À l’époque, il n’y avait pas eu d’accident ni à Three Miles Island ni à Tchernobyl, le lobby nucléaire n’avait d’autre intention affichée que le bien de l’humanité. Ses ennemis étaient accusés de vouloir redevenir des hommes des cavernes. Le pylône de la NOK n’était pas tombé, mais deux ans plus tard, jour pour jour, le 12 novembre 1981, alors que Marco croupissait en prison, d’autres antinucléaires s’étaient chargés d’abattre ce récalcitrant pylône d’angle. Applaudissements narquois jusque dans les salles de rédaction qui avaient reçu un communiqué signé: do it yourself.

Le premier procès Camenisch reste la honte de notre justice. Dix ans de tôle pour l’exemple, c’est le genre de cette Suisse incapable de proposer un autre avenir à sa jeunesse qu’une guerre froide à perpétuité. A Regensdorf, Camenisch est enfermé avec la bande à l’Alfa rouge, les ténors du grand banditisme international. En décembre 1981, il en profite pour les suivre lors de leur évasion. Cela se passe très mal, un gardien reste sur le carreau. Mais Marco est «libre», si on peut appeler ainsi la clandestinité perpétuelle à laquelle il est condamné. Il voudrait revoir les siens, c’est impossible, les flics surveillent en permanence le domicile de ses parents. Les douaniers aussi, puisque le village est justement sur la frontière italienne. Le jour de l’enterrement, la police investit le cimetière et le jardin du pasteur, juste à côté, je l’ai vu. On ne se méfie jamais assez des pasteurs! Marco attend deux mois pour rendre visite au petit cimetière en étages. Ce jour-là, est-ce vraiment lui qui a tiré sur celui qui avait remplacé son père pour garder nos frontières à l’étroit?

Deux ans plus tard, en Italie, Camenisch est arrêté, accusé de s’être attaqué une fois de plus à un pylône à haute tension. De nouveau la prison, lourde condamnation, puis l’extradition et ce dernier procès en Suisse. Le temps pour Marco s’est arrêté au milieu de la guerre froide. Cette fois contre lui on réclame la réclusion à perpétuité. Mais qui donc est la juge d’instruction qui a préparé ce procès avec tant de haine? Rien de moins que la fille de celui qui représente le lobby nucléaire. La Bezirksanwältin Claudia Wiederkehr n’est-elle pas la fille de Peter Wiederkehr directeur général de la NOK de 1993 à 2002, après avoir été membre du gouvernement zurichois de 1975 à 1993? Dans la tragédie grecque, ceux qui exécutent les vengeances agissent toujours par tradition familiale. Malheur aux vaincus! Et déjà se prépare la vengeance de la vengeance: la semaine dernière à Zurich, les amis de Marco ont dévasté un relais de télévision. Un million de dégâts.

Si un jour, avant de mourir de son cancer du rein, Marco sort de prison, il ira sans doute voir enfin la tombe de son père, le douanier, pour y déposer une autre marguerite. S’il lui reste assez de force, je l’imagine allant jusque sur la tombe de Giacometti. Marco y déposera le petit caillou qu’il avait dans la poche et avec lequel il croyait pouvoir faire trembler le lobby nucléaire et un pays resté de glace.

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Daniel de Roulet est écrivain. Il collabore occasionnellement à Largeur.com.