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Blocher: ce que les Romands ne savent généralement pas

L’homme fort de la politique suisse est encore largement méconnu de ce côté-ci de la Sarine. Qui a lu les deux excellentes biographies qui lui sont consacrées? Moi.

Nous autres Romands, nous sommes vraiment un peu bizarres dans nos comportements de minoritaires. Pour nos confédérés d’outre Sarine (au fait, qui entre Lausanne et Genève connaît le nom allemand de la Sarine?), nous passons pour de solides amateurs de farniente marqués par une indolence atavique, «latine» pour tout dire. C’est évidemment faux, mais cela trahit un soupçon de vérité.

Exemple: notre indifférence pour la culture alémanique et notre manque d’intérêt pour ce qui se passe au-delà de Berne. Voire même plus près, si l’on pense qu’il a fallu trois quarts de siècles pour que les œuvres de Robert Walser, colosse parmi les colosses de la littérature mondiale, nous arrivent en traduction française. Via Paris, alors qu’il est Biennois, ville réputée bilingue!

Il en va de même en politique. Christoph Blocher est aujourd’hui, personne ne le niera, la figure de proue de la politique suisse. Il occupe à lui seul le devant de la scène politique, les médias n’ont d’yeux que pour lui, la moindre de ses prises de position est analysée, décortiquée, passée au peigne fin. Or que savons-nous de lui, de son histoire personnelle et familiale, de la manière dont il s’est enrichi comme entrepreneur, des conditions de son ascension politique? Rien ou presque. Des bribes par-ci par-là, au fil d’une courte introduction à une interview ou au gré d’un portrait hâtivement brossé dans un journal avare d’espace rédactionnel.

Les Alémaniques peuvent, eux, se référer à deux livres au moins (plus quelques textes complaisants) qui cernent le personnage, explicitent son action, esquissent un bilan de l’ensemble de ses activités. Tous deux ont été écrtis par des journalistes.

Le premier, dû à la plume de Christoph Schilling («Blocher. Aufstieg und Mission eines Schweizer Politikers und Unternehmers», Limmat Verlag, Zürich, 1994, 184 p.), commence à dater vu la formidable accélération de la carrière politique de Blocher au cours de ces dix dernières années, mais il reste incontournable pour la qualité de son investigation historique sur les débuts du personnage.

Grâce à Schilling, on entre de plain pied dans une famille qui a quitté la Souabe pour la Suisse au début du XIXe siècle et qui, depuis, n’a cessé de produire des lignées de pasteurs marqués par un piétisme fondamentaliste qui n’a rien à envier à celui de certains néo-conservateurs américains aujourd’hui au pouvoir à l’ombre de Bush.

Pour donner le ton, je signalerai juste que Wolfram Blocher, pasteur près de Schaffhouse, père de onze enfants dont Christoph, fut, à 61 ans et après 23 ans de ministère, destitué par ses ouailles en raison de son fondamentalisme. Cela se passait en 1958, Christoph Blocher avait 18 ans et était apprenti paysan dans une ferme.

Il n’est pas difficile d’imaginer le drame familial qu’impliqua un tel licenciement, ni ses conséquences sur les enfants Blocher. Mais aujourd’hui, sur les onze, on en trouve plus à gauche proches des socialistes qu’à droite dans l’UDC du frère milliardaire.

Justement, comment Blocher est-il devenu milliardaire? Schilling raconte l’affaire sur le ton d’un polar, car à un certain moment interviennent la police, le ministère public fédéral, des accusations d’espionnage.

Le jeune Christoph était camarade d’école du fils de Werner Oswald, le propriétaire de l’usine chimique d’Ems. Il aidait le fils de riche à faire ses devoirs. La mère le remarqua et le fit entrer dans l’entreprise comme conseiller juridique après que, revenu de sa vocation paysanne, il eut terminé ses études de droit.

Forte tête, capable de tenir la dragée haute à un patron autoritaire, il fait dans la boite une carrière fulgurante. En une dizaine d’années, il se hisse au sommet (c’est là qu’intervient l’affaire d’espionnage) et quand le patron meurt, en 1979, il est prêt à prendre la succession.

Si prêt qu’en quatre ans, il parvient à manœuvrer pour acheter l’entreprise dont la famille Oswald veut se débarrasser. Chargé de la vendre, il se porte lui-même acquéreur, mais en douce, avec l’appui des trois grandes banques, l’UBS, la SBS et le Crédit Suisse. Il dispose de 740’000 francs de fonds propres. Les banques lui ouvrent un crédit vingt fois supérieur pour aligner les 16 millions que lui-même, comme vendeur payé par Ems-Chemie, réclamait à l’acheteur Christoph Blocher. Joli coup! Les spécialistes estimaient à l’époque que l’entreprise valait autour de 80 millions. Aujourd’hui, elle vaut en bourse plus de 3,5 milliards.

Schilling analyse aussi en détail la naissance de l’UDC à l’époque de la Première guerre mondiale quand elle s’appelait encore Parti des paysans, artisans et bourgeois. Puis ses mutations dans les années 1970. Il passe aussi en revue les différents milieux qui ont appuyé son ascension et les hommes qui l’ont soutenu. Ils sont pour la presque totalité inconnus en Suisse romande.

Ce livre, publié il y a dix ans est aujourd’hui épuisé et ne se trouve qu’en bibliothèque. Il n’a jamais été traduit en français, c’est désolant, car il est indispensable pour comprendre la politique fédérale d’aujourd’hui.

Tout aussi indispensable, le livre Fredy Gsteiger, «Blocher. Ein unschweizerisches Phänomen» (Die Weltwoche/Opinio Verlag, Basel, 2002, 366 p.). Vous connaissez peut-être Gsteiger pour son billet hebdomadaire en dernière page du Temps sous le titre de Nachbar.

Plus centriste (prudent?) que Schilling, Gsteiger a été reçu par Blocher qui l’a traité avec courtoisie alors qu’il avait refusé tout contact avec Schilling. Mais son livre n’en est pas moins brillant. Il reprend quelques considérations historiques sur la famille Blocher et sur l’ascension du conseiller fédéral dans l’entreprise Ems Chemie.

Toutefois, son propos s’attache surtout à une analyse de l’ascension politique de Blocher au cours de ces dernières années. Conçu comme une bonne enquête journalistique, il donne la parole aux adversaires et aux partisans du Chef. Il en ressort un portrait en demi-teinte où l’auteur — j’abrège — laisse le lecteur décider si Blocher est un politicien d’extrême droite ou de la droite extrême, ce qui, malgré les apparences, n’est pas la même chose.

Ni Schilling, ni Gsteiger n’ont envisagé l’entrée de Blocher au Conseil fédéral tant ils le considèrent comme l’opposant type.

Bien envoyé, le livre de Gsteiger se lit facilement malgré la complexité du sujet due notamment à l’imbrication des carrières parallèles — économique, politique, militaire — poursuivies avec brio par Blocher.

Qu’aucun éditeur romand ne soit lancé dans sa traduction est affligeant. Pourquoi Le Temps, qui publie à l’occasion des livres, ne s’est-il pas chargé de l’opération, d’autant plus que Gsteiger compte parmi ses collaborateurs?