KAPITAL

Que deviennent les start-up suisses après leurs rachats?

En 2023, 26 jeunes entreprises ont été rachetées par des groupes étrangers. Du point de vue financier, un tel scénario de sortie est souvent bien vu, mais il arrive que l’entreprise soit contrainte de changer sa stratégie, son management, voire de délocaliser ses activités.

Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans PME.

_______

«Un rachat d’entreprise, c’est comme un mariage entre deux personnes qui ne se connaissent pas, c’est un pari risqué. L’investisseur sait très bien ce qu’il fait, l’entrepreneur par contre peut être un peu déboussolé s’il n’est pas habitué à ce type de négociation.» Fabio Ronga est CEO et co-fondateur de Beqom, société spécialisée dans les ressources humaines basée à Nyon comptant plus de 300 employés. Déjà établie à l’international, l’entreprise nyonnaise a été rachetée par le fonds d’investissement américain Sumeru en 2022 pour 300 millions de dollars, mais a gardé son siège en Suisse. Cette transaction a permis à Beqom de pouvoir, à son tour, racheter plusieurs entreprises comme dernièrement Payanalytics, une société islandaise qui a notamment développé un moyen de calculer (et de supprimer) les différences de salaires liées aux genres.

Depuis 2004, Jordi Montserrat, co-fondateur et CEO de Venturelab – entreprise dédiée à l’aide au développement des start-up suisses –, a suivi plusieurs histoires de rachats. «Dans la situation ou un grand groupe étranger rachète une start-up suisse, il y a toujours un choc culturel et organisationnel. Souvent, d’un coup, le nombre d’employés augmente fortement et les modes de fonctionnement ne sont pas les mêmes, les habitudes de travail variant selon les pays.»

En amont, il faut déjà que le rachat en lui-même se passe correctement. «Le processus prend du temps, et ce facteur a tendance à être sous-estimé, souligne le spécialiste de l’entrepreneuriat. J’ai souvent entendu des personnes affirmer que leur entreprise serait vendue dans un délai de deux mois, ça n’est jamais arrivé. Il va y avoir des rebondissements et cela va s’étendre sur quatre à six mois, et tout ce temps passé à la vente ne sera pas mis au profit de la gestion de l’entreprise.»

Garder son indépendance

Vendre son entreprise signifie souvent lâcher son projet et quitter les lieux, mais il est également possible de garder un poste au sein du nouveau groupe. «Être en accord avec la vision des investisseurs était un argument pour choisir Sumeru, confie Fabio Ronga. Cela fait deux ans que nous avons été rachetés et je suis toujours là. Cependant, je ne suis plus le CEO qui décide. Je suis celui qui exécute la stratégie du board, géré par des membres de Sumeru. Ce n’est pas pour autant que je suis une marionnette, je ne ferais pas quelque chose que je pense être mauvais pour Beqom.»

Un rachat n’est pas forcément synonyme de grands changements, comme le montre Lunaphore, une entreprise spécialisée dans la biologie spatiale. Cette technique permet d’analyser l’organisation et les interactions des cellules dans un espace à deux ou trois dimensions pour améliorer les traitements contre le cancer et d’autres maladies. Co-fondée en 2014 par Déborah Heintze, Ata Tuna Ciftlik et Diego Dupouy, la start-up a été rachetée en 2023 par l’entreprise américaine Bio-Techne mais reste installée dans ses locaux à Tolochenaz (VD). À la suite de son rachat, elle a vu passer son nombre d’employés de 140 à plus de 160. Des fondateurs, seule Déborah Heintze est restée au sein de l’entreprise comme directrice ainsi que vice-présidente chez Bio-Techne. «Le cas de Lunaphore permet de montrer la différence entre un exit financier, lorsque les investisseurs revendent leurs parts avec plus ou moins de bénéfices, et un exit des entrepreneurs, lorsque les fondateurs quittent le projet, détaille Jordi Montserrat. Une entreprise peut continuer sa route sans que les créateurs ne restent, ou alors seulement en partie.»

Intérêt des États-Unis

En 2023, 38 start-up suisses ont été rachetées et 68% d’entre elles sont passées en mains étrangères, selon le rapport Swiss Venture Capital publié en début d’année. Zurich se distingue avec 20 des acquisitions, suivi du canton de Vaud qui en compte neuf. Le principal acheteur est, comme pour les années précédentes, les États-Unis avec dix acquisitions, devant l’Allemagne et la France, respectivement avec six et trois rachats. La tendance reste stable avec environ un tiers de rachats effectué par des entreprises suisses.

«Les Américains sont nettement meilleurs en valorisation, leurs offres sont souvent supérieures par rapport à des offres suisses ou même européennes, explique Jordi Montserrat. Tout est lié à la différence de valorisation. Les actionnaires ont tendance à réinvestir l’argent d’un rachat, c’est un cercle vertueux. Je ne dis pas que toutes les start-up suisses doivent rester en mains suisses, mais je pense que les investisseurs helvétiques pourraient encore être plus attentifs à ce qui se passe ici et renforcer la compétitivité face aux acteurs étrangers.»

Selon le rapport de Swiss Venture Capital 2024, dans les six premiers mois de 2024, 1,08 milliard a été injecté dans les start-up suisses. En fondant Beqom en 2009, Fabio Ronga a eu le temps de voir l’évolution du comportement des investisseurs sur le marché suisse. «On trouve désormais des investisseurs suisses de la même qualité que ceux de la Silicon Valley qui s’intéressent aux start-up locales. De nombreuses jeunes sociétés partent aux États-Unis pour lever des fonds alors que c’est tout à fait possible de le faire en ayant son siège en Suisse. En revanche, si vous voulez développer l’activité aux États-Unis, un départ fait sens.»

Croître en fusionnant

S’étendre aux États-Unis car le marché était plus adapté à leur produit a été la stratégie de PlayfulVision. Cette start-up fondée à Morges en 2014 a développé une technologie permettant une analyse vidéo des performances sportives en temps réel. Après quelques tests en Europe, elle fusionne en 2015 avec Second Spectrum, une entreprise américaine responsable du traitement de données des matchs de NBA. Celle-ci a quant à elle été rachetée par Genius Sport – une entreprise travaillant avec plus de 400 ligues sportives à travers le monde – en 2021 pour 200 millions de dollars.

La fusion avec une entreprise étrangère était nécessaire, selon Horesh Ben Shitrit, co-fondateur de PlayfulVision et désormais manager de la section suisse de Second Spectrum. L’entrepreneur souligne néanmoins  l’importance d’avoir également pu se développer en Suisse. «Le pays est réputé pour le haut niveau de ses universités techniques et son leadership dans les domaines de l’IA, de l’apprentissage automatique et de la vision par ordinateur. En tant qu’ancienne spin-off du CVLab de l’EPFL, dirigé par le professeur Pascal Fua, nous gardons des liens étroits avec l’Université. Au fil des ans, nous nous sommes engagés dans des projets Innosuisse, des initiatives conjointes de transfert de technologie et des programmes de stage. Nombres de nos collègues sont d’anciens élèves de l’EPFL ou de l’ETHZ. Nous sommes aujourd’hui établis à Lausanne, proches de nombreuses fédérations sportives internationales. Nous avons ainsi pu établir plusieurs relations d’affaires solides au sein de ce réseau. Par exemple, Genius Sports a conclu des partenariats pluriannuels avec la FIBA, la Fédération internationale de basketball, et l’UEFA pour fournir notre système de nouvelle génération de suivi des joueurs en temps réel.»

Ainsi, pour Horesh Ben Shitrit«le rachat de PlayfulVision par Second Spectrum ne peut pas être vu comme une occasion gâchée pour d’autres investisseurs suisses. Le marché américain, avec la NBA, était ce que nous pouvions espérer de mieux. Pour l’atteindre, nous devions nous associer à un groupe étranger.»

_______

Zoug, le nouvel eldorado des investisseurs

En 2023, 2,3 milliards de francs ont été investis dans les start-up suisses selon le rapport de Swiss Venture Capital. Et le canton de Zoug atteint un nouveau record d’investissements: 457 millions de francs ont été perçus par les start-up établies dans le canton. Les financements sont principalement issus d’importants placements dans les secteurs des technologies propres ainsi que dans les micro/nanotechnologies. La société Atlas Agro, spécialisée dans les engrais durables, a par exemple touché 282 millions de la part du fond australien Macquarie Asset Management. L’entreprise Skycell, qui fabrique des conteneurs à température ajustable pour le transport de produits pharmaceutiques, avait quant à elle été financé à hauteur de 51 millions par l’investisseur suisse ZG M&G Investments. Avec cette année record, Zoug se place en deuxième position des cantons ayant reçus le plus d’investissements, juste devant le canton de Vaud et ses 444 millions, mais loin derrière le canton de Zurich avec 872 millions.