CULTURE

«Traumnovelle», les fantasmes érotiques qui ont inspiré Kubrick

«Eyes Wide Shut», le dernier film de Stanley Kubrick, sortira en Europe en septembre. Lucien Sorel a lu «Traumnovelle», la nouvelle de Schnitzler dont le film est adapté. Une histoire de désirs et d’adultère.

Un bal masqué tournant à l’orgie, une étreinte avec un cadavre, une fillette prodiguant ses faveurs à des messieurs, un couple de bourgeois tentés par l’échangisme: il y a tout cela dans «Traumnovelle» («La Nouvelle rêvée»), le récit de l’écrivain viennois Arthur Schnitzler (1862- 1931) dont est tiré le dernier film de Stanley Kubrick, «Eyes Wide Shut».

Ceux que le parfum de scandale entourant le film a mis en appétit peuvent en savourer un avant-goût en lisant cette troublante nouvelle, longue de 50 pages, publiée en 1926 et disponible en français en Livre de Poche. Le réalisateur américain semble être resté scrupuleusement fidèle au récit de Schnitzler. Seul changement important, l’action a été transposée de la Vienne freudienne du début du siècle à la mégapole new-yorkaise post-yuppie de 1999.

Dans la nouvelle de Schnitzler, les deux époux interprétés à l’écran par Tom Cruise et Nicole Kidman s’appellent Fridolin et Albertine. Il est un séduisant médecin de 35 ans, elle est une sensuelle femme au foyer. Ils ont une petite fille et une gouvernante. Ils forment l’image même du jeune ménage bourgeois.

Après un bal masqué au cours duquel ils ont été tous deux effrontément dragués par des inconnus, Fridolin interroge sa femme sur ses fantaisies adultérines. Elle lui avoue une petite faiblesse: elle aurait bien cédé à un jeune officier entrevu pendant des vacances au Danemark.

Ces charmants aveux sont interrompus, car on demande le docteur d’urgence au chevet d’un malade. Quand Fridolin arrive, le patient est déjà mort. Au lieu de rentrer chez lui, il décide de faire une virée dans les quartiers louches. Il finit par tomber sur un ancien potache devenu pianiste de cabaret qui lui dévoile son étrange gagne-pain: jouer du piano dans des soirées très spéciales, où les invités ne sont vêtus que d’un masque…

Suprêmement émoustillé, Fridolin se fait conduire, sous un déguisement, dans l’une de ces réunions. Une orgie, semble-t-il, est sur le point de commencer quand Fridolin est découvert. On le menace du pire, mais une mystérieuse femme masquée propose de se sacrifier pour lui. Fridolin n’en saura pas plus: il est expulsé et se retrouve dans un faubourg de la ville, rentrant chez lui à pied, se demandant s’il a rêvé.

Voilà, sommairement résumés, les grandes lignes de la nouvelle de Schnitzler. Morale victorienne oblige, le récit de l’écrivain autrichien reste suggestif et garde une atmosphère onirique. L’intrigue est suggérée plutôt que nommée. Le lecteur n’est jamais sûr de ce que le héros a vu (ou a cru voir).

Dans le film de Kubrick, la réunion est devenue, ce n’est plus un secret, une scène d’orgie de sept minutes, dont une quarantaine de secondes a dû être censurée dans la version américaine à l’aide d’effets numériques. Les fantaisies érotiques des personnages, racontées dans le livre, sont jouées dans le film. Voilà qui devrait émoustiller un large public, d’autant que ces scènes sont interprétées par deux stars parmi les plus glamour et les plus prudes de Hollywood. Ce serait pourtant passer à côté de l’ouvrage que de n’en retenir qu’une histoire d’obsession érotique. Selon Schnitzler, la gentille mythologie du mariage ne parvient pas à maintenir dans le placard à balais les désirs les plus profonds de l’individu. Les fantasmes reviennent hanter ceux qui croient pouvoir les ignorer. Freud ne disait pas autre chose, lui qui écrivit à Schnitzler qu’il le considérait comme son «double» littéraire.

On ne doute pas que la caméra de Kubrick ait réussi, selon les mots d’un critique influent, à «filmer le sexe comme jamais auparavant». Mais pour que le film soit vraiment réussi, il faudrait qu’il parvienne à provoquer le même trouble que la lecture du livre. Si Kubrick a choisi d’adapter cette nouvelle de Schnitzler, c’est sans doute pour placer le spectateur dans une autre position que celle du simple voyeur, et lui faire garder, comme le promet le titre du film, les «yeux grands fermés» (traduction littérale d’«Eyes Wide Shut»), c’est-à-dire tournés non pas vers l’extérieur, vers les belles images excitantes et parfois monstrueuses, mais vers l’ intérieur, vers la scène cachée de ses propres désirs.

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«Eyes Wide Shut» sortira sur les écrans suisses à la mi-septembre.