KAPITAL

Le petit chef, une espèce menacée?

Des entreprises américaines comme Facebook/Meta ou Amazon suppriment des milliers de postes parmi les cadres intermédiaires. Objectif: réduire les coûts et simplifier l’organisation. La tendance influence aussi la Suisse, selon les spécialistes.

Cette année, les entreprises américaines ont supprimé plus de 240’000 emplois, selon le site Layoffs.fyi, qui recense les annonces de restructurations. Amazon a ainsi licencié près de 9’000 employés au printemps, pour atteindre une réduction d’effectifs de 18’000 postes depuis une année. Tendance identique chez Meta (qui regroupe Facebook, Whatsapp et Instagram), qui a supprimé près de 11’000 emplois durant la première moitié de l’année, et dont le CEO, Mark Zuckerberg, a qualifié 2023 d’«année de l’efficience».

Dans la ligne de mire des dirigeants de groupes techs: les middle managers – cadres moyens – qu’ils jugent coûteux et peu efficaces. Soit les «petits chefs» qui assurent la gestion des équipes et des ennuis au quotidien. «Le middle manager est celui qui organise, planifie, et motive les employés», explique Christophe Genoud, manager public et auteur du récent livre «Leadership, agilité, bonheur au travail…bullshit!», qui dénonce les dérives des nouvelles méthodes managériales.

Les véritables raisons de ces changements

Concernant les plans de restructuration des entreprises américaines, l’expert se montre sévère: «Quand Meta annonce vouloir se séparer du management pour revenir à une organisation plus simple, c’est une manière de justifier ses objectifs financiers en faisant appel à son ADN originel, de la même manière qu’on vante l’open space comme parangon de la créativité alors qu’il s’agit simplement de gagner des mètres carrés. La vérité, c’est que ces entreprises sont aujourd’hui des monstres de bureaucratie qui croient encore être des start-up.»

Un avis partagé par David Matthey-Doret, coach et formateur chez Paradigm21, une société neuchâteloise spécialisée en transformation organisationnelle: «Au moment de ces annonces, les cours de ces groupes en bourse s’envolent. Nous nous trouvons vraiment dans le côté obscur de la transformation des entreprises, qui ne considère que l’aspect économique.»

Agilité et autonomie

Le spécialiste estime cependant que l’horizontalisation des entreprises est une tendance forte, y compris en Suisse. «Comment être plus agile et offrir davantage d’autonomie aux employés est une question que l’on se pose toujours plus souvent, que ce soit dans les administrations publiques ou les sociétés privées. D’autant plus qu’il existe aujourd’hui plein d’exemples qui montrent que ces modèles fonctionnent sur le plan économique.»

Il s’agit donc de promouvoir une entreprise libérée, c’est-à-dire sans structure hiérarchique, où l’employé décide de ses horaires ou de sa cadence de travail. On appelle ce phénomène l’holacratie, qui met en place une gouvernance horizontale, la sociocratie, prônant une gouvernance participative,…

Il existe aujourd’hui de nombreux modèles pour transformer l’organisation d’une entreprise. Leur point commun? Elles font disparaître le manager classique. «Pour prendre l’exemple de la gouvernance distribuée, il s’agit d’un mode de fonctionnement par rôle, où les tâches du manager vont être réparties parmi plusieurs personnes, détaille David Matthey-Doret. Ce n’est cependant pas quelque chose qui se fait du jour au lendemain, mais plutôt un processus qui peut durer deux à trois ans.»

Et de citer l’exemple de la société genevoise Loyco, pionnière en Suisse romande en matière d’entreprise libérée. «Leur mode de fonctionnement a connu plusieurs itérations. En fin de compte, le modèle idéal est celui que l’on construit ensemble et qui s’adapte à l’entreprise. C’est une évolution permanente.»

Pas fait pour tout le monde

Pour que cela fonctionne, il est essentiel que la base de l’entreprise s’approprie la transformation. «Une telle démarche nécessite des changements très profonds, dit le coach. Par exemple, savoir partager ses erreurs plutôt que de les cacher, ou faire part d’un feedback pour faire évoluer plutôt que blâmer ses collègues.»

Aussi: l’horizontalisation d’une entreprise ne sera pas envisageable pour un pourcentage non négligeable de gens. «Au début d’une intervention, nous prévenons nos clients qu’ils vont potentiellement perdre 10 à 15% de leurs employés, des gens qui ne veulent pas plus d’autonomie, mais plutôt un chef qui leur dit quoi faire pendant leur journée de travail.»

Pour Christophe Genoud, les entreprises libérées posent une question de départ intéressante, mais y répondent mal. «Ces modèles disent vouloir se débarrasser du pouvoir et offrir davantage de libertés. Mais en vérité, ils remplacent les niveaux hiérarchiques par des processus et le contrôle idéologique. Celui qui n’adhère pas au mindset de l’entreprise n’y a plus sa place. D’où la volonté de faire disparaître le manager, qui est un obstacle sur cette route. C’est un mode de fonctionnement que je trouve extrêmement déshumanisant.»

Bureaucratie en progression

Concernant la disparition programmée du manager, l’auteur de «Leadership, agilité, bonheur au travail… bullshit!», estime qu’il s’agit d’une récrimination qui n’est pas si nouvelle. «Dans les années 1980 déjà, la littérature managériale disait que l’inefficience et la bureaucratie des organisations tenaient à cet étage hiérarchique intermédiaire. Mais ce que l’on constate aujourd’hui, c’est plutôt un alourdissement de la bureaucratie à tous les niveaux des entreprises.»

Et de conclure qu’il vaudrait mieux valoriser ces managers qui ont les mains dans le cambouis. «L’enseignement du management est aujourd’hui pauvre. Les formations de type MBA se concentrent sur la technique, mais n’apprennent plus à appréhender le mystère d’une organisation. Si l’on veut redonner de la légitimité aux managers, il faut aussi les former à l’anthropologie, à la sociologie des organisations, ou à la psychologie sociale.»

_______

Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans buy bulk cialis.