LATITUDES

Le blues du garagiste

Les habitudes de mobilité changent, et les voitures électriques nécessitent beaucoup moins d’entretien que les moteurs thermiques. Face à une mutation rapide du marché, les garagistes doivent rapidement se diversifier et se spécialiser. Bref, se réinventer pour survivre.  

«Je suis bientôt à la retraite et je ne suis pas sûr qu’un jeune sera là pour reprendre mon garage.» Depuis 12 ans, Pierre Salerno gère le garage Sporting à Genève,a voiture la plus vendue en Suisse en 2023 est en effet électrique (Model Y de Tesla). Les voitures purement électriques ne représentent que 2,3% des plus de 4,7 millions de voitures en circulation en Suisse mais, dans la vente de voitures neuves, elles ont désormais dépassé les véhicules diesel selon l’Office fédéral de la statistique. «Mes clients roulent de moins en moins, constate le gérant qui compte trois employés. Ils se détournent de la voiture au profit des mobilités douces ou des transports en commun.» À 63 ans, bientôt à la retraite, il s’agit pour lui «de la plus grosse crise qu’il a eu à traverser». «Les voitures électriques nous poseront un problème sur le long terme: aujourd’hui je n’ai absolument pas les outils ou les compétences spécifiques à l’électromobilité.»

Pour l’Union professionnelle suisse de l’automobile, et le président de sa section genevoise Thierry Bolle, «c’est un nouveau virage à prendre». Aussi directeur du garage Caveng Mercedes-Benz à Chêne-Bougerie (GE), il se veut plus confiant. «Avec l’arrivée de l’électronique embarquée il y a une dizaine d’année, nous avons déjà dû nous adapter en nous formant et en nous équipant en conséquence. Cela a bousculé notre travail, mais nous savons suivre les évolutions du marché.» Alors que l’installation de systèmes électroniques et informatiques venait s’ajouter au fonctionnement classique d’un moteur thermique, une motorisation complétement électrique change encore plus radicalement la donne: moins d’entretien car moins de frottement et d’encrassement, plus du tout de vidange ni de bougie à changer, pas de décalaminage, même le fameux joint de culasse devient obsolète. L’entretien des voitures électriques se résume alors principalement à la pneumatique, aux freins et aux éléments de direction, puisque la réparation du moteur électrique et la manipulation des batteries demandent une formation spécifique.

Avantage aux garages de marque

Les investissements pour se tenir à jour se révèlent en outre onéreux. «J’ai dû prendre un appareil de diagnostic multimarque qui m’a coûté 8’500 francs, auquel s’ajoute un abonnement au logiciel d’environ 1’000 francs par an», explique Maurice Baer, gérant du Garage de La Croix à Orbe (VD), qui emploie une secrétaire à temps partiel, un apprenti et un mécanicien. Il doit également ajouter les formations, souvent dispensées par une marque, au prix de 200 à 500 francs par employé. «Et malgré tout, il reste des marques sur lesquelles je ne peux pas intervenir, chacune ayant son système et ses outils spécifiques.»

La situation donne donc l’avantage aux plus grosses entreprises. «Dans les grosses concessions liées à une marque, les investissements sont pris en charge par la marque elle-même, nous sommes donc plus en sécurité que les petites entreprises indépendantes», confirme le président de l’UPSA Genève. En 2021, en France, le Conseil national des professions de l’automobile estimait qu’une électrification complète du parc automobile entraînerait une baisse de 40% d’activité pour les garagistes. Un chiffre à relativiser selon Thierry Bolle: «Le parc mettra des décennies à être entièrement renouvelé, d’autant plus que la Suisse est le pays européen le plus motorisé, avec presque un véhicule pour deux habitants.»

Miser sur la vente d’occasion

Le garage Auto Center à Yverdon-les-Bains (VD) fait partie de ceux qui s’en sortent bien. Avec une équipe de six personnes dont un apprenti et deux mécaniciens, les deux directeurs, Kamiran Chelebi, 33 ans et Blagoja Trajcevski, 36 ans, évoquent même une hausse de leur activité. «Grâce à nos investissements en formation et en outils techniques, nous pouvons très bien intervenir sur tous les types de voitures. Il est impossible de fonctionner comme avant, il faut être capable de faire évoluer sa pratique.»

Ils misent aussi sur la vente. «Depuis deux ans, nous vendons beaucoup d’occasion, et plus cher qu’avant.» D’après Autoscout24, le prix moyen d’une voiture d’occasion entre 2021 et 2022 a augmenté d’environ 15%. Pour Kamiran Chelebi, laisser une grande place à la vente était une évidence. «Après 14 ans d’expérience dans la vente de voitures neuves et d’occasion, c’était une certitude qu’en ouvrant notre garage il y a quatre ans, la vente serait au cœur de notre travail.»

Valoriser le lien à la clientèle

À Orbe, Maurice Baer est confiant: «J’ai déjà vu trois garages indépendants mettre la clef sous la porte autour de moi, mais ce qui me permet de tenir comme indépendant à la campagne, c’est le rapport que j’entretiens avec ma clientèle. Ici, les gens ont besoin de la voiture et préfèrent souvent passer par un garagiste avec qui ils peuvent discuter et qui a du temps pour eux.» La situation semble plus compliquée en ville pour les petits garages. Pour Pierre Salerno du garage Sporting: «Ce qui nous distinguera des grosses entreprises, c’est notre offre de service sur-mesure: conseils, nettoyages intérieurs et extérieurs, aller chercher les voitures chez les gens. Il faudra davantage accompagner nos clients.»

Pour Thierry Bolle de l’UPSA: «Je pense qu’il existera toujours des voitures, quel que soit leur mode de propulsion. C’est un outil de liberté qu’aucun autre moyen de transport ne peut remplacer. Le monde de l’automobile doit juste s’adapter, comme il l’a toujours fait.» Parmi les pistes de diversification, il évoque également la restauration et la vente de modèles anciens. «En Suisse romande, UPSA a même ouvert une filière de formation à la restauration de véhicules depuis 2021.» Un service que propose également le Garage Auto Center à Yverdon-les-Bains.

_______

Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans la Tribune de Genève.