En 1962, Lausanne devient la première ville du pays à interdire une rue à la circulation.
En pente et pavée, la rue de Bourg, reliant la place Saint-François à la rue Saint-Pierre, est l’un des axes commerçants principaux de Lausanne. Louis Vuitton, Lacoste, Swarovski, Longchamp, Victorinox y côtoient de nombreux restaurants, dont la plus ancienne pizzeria de la ville, Chez Mario, qui fête cette année ses 65 ans d’existence. La rue de Bourg, qui figure dans la version suisse du Monopoly, est aussi la plus connue à l’étranger. Ce que l’on dit moins, c’est que sa partie inférieure devint le 30 juillet 1962, avec la rue Saint-François qui la prolonge, la toute première rue piétonne de Suisse.
C’est à Olivier Keller, mandaté par la Municipalité qui cherchait à réduire le trafic au centre-ville en vue de l’Expo 64, que l’on doit cette innovation. Après avoir complété sa formation d’ingénieur au Canada, puis à Yale où il obtint le titre d’ingénieur en circulation, le Vaudois avait rejoint la police lausannoise en mai 1962 en tant que commissaire à la circulation. Véritable pionnier de la mobilité douce, Olivier Keller, disparu en 2017, fut aussi à l’origine de la création des parkings-relais aux abords de la ville.
Le point d’entrée de Lausanne
Le trafic à la rue de Bourg avait été une préoccupation depuis le Moyen Âge : l’entier du transit de marchandises en provenance d’Italie passait par cette artère, point d’entrée de la ville et seule rue à avoir alors le droit d’accueillir des auberges, dont la plus ancienne, celle du Lion d’Or, célèbre pour ses hôtes illustres comme Goethe ou l’empereur Joseph II. «La rue était habitée par la bourgeoisie qui y fit construire, côté sud, les plus belles demeures de l’époque, avec cours intérieures, jardins et vue sur le lac», souligne Gilles Prod’hom, maître assistant en histoire de l’architecture et du patrimoine à l’UNIL et ancien rédacteur de la revue Monuments vaudois. L’ancienne maison Vullyamoz, dite aussi maison Constant, au n° 26, est de celles-là: «Reconstruite vers 1667, elle a conservé une partie de sa façade du XVIIe siècle aux formes maniéristes et baroques.» Au n° 10, la cour intérieure donne aujourd’hui accès au Aoi Japanese Concept Store. Une poutre de 1254 est encore visible dans l’actuel McDonald’s. La boutique Cos a, quant à elle, gardé son escalier du XVIIe siècle.
«Dans les années 1830, le projet de la ceinture Pichard, visant à détourner le trafic de la rue de Bourg et du centre sur une route créée autour de la ville, mène à la construction du Grand-Pont et de l’avenue Benjamin-Constant, explique Gilles Prod’hom. La rue de Bourg devient une rue commerciale prestigieuse dans la deuxième moitié du XIXe siècle au moment où la place Saint-François devient le centre économique de la ville avec l’arrivée des banques.»
L’activité s’intensifie: en 1845, au n° 9, Henri-François-Louis Manuel fonde la maison Manuel. Aujourd’hui gérée par la sixième génération, la confiserie Manuel est au n° 28. La chocolaterie Blondel déménage en 1859 de Saint-François au n° 5 de la rue de Bourg, où elle se trouve toujours. Le bâtiment de la droguerie du Lion d’Or (actuelle parfumerie Douglas) date de 1911. Les façades du grand magasin Bonnard (repris par Bon Génie en 1974) gardent les inscriptions du début du XXe siècle. En face, au n° 1, l’immeuble construit par la famille lausannoise Payot en 1912-1913, fut longtemps occupé par leur librairie. Aujourd’hui, il abrite Bucherer.
5 km dévolus aux piétons
Pour faciliter la circulation piétonne dense sur l’étroite artère, les Galeries Saint-François sont percées en 1907, la rue de la Paix l’année suivante et celle du Lion-d’Or en 1914. En 1961, les rues de Bourg et Saint-François, très courues pour les achats de Noël, sont interdites aux voitures les après-midi de décembre. Lorsque, à l’été 1962, un communiqué de police annonce leur piétonnisation définitive, la Tribune de Lausanne salue «une décision, souhaitée depuis longtemps» par les Lausannoises et les Lausannois. La place Saint-François dit adieu aux véhicules en 1981 et le haut de la rue de Bourg, en 1998.
Aujourd’hui, Lausanne fait la joie des piétons avec 5 km de rues qui leur sont réservées. D’autres suivront bientôt.
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Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans The Lausanner (n° 11).