KAPITAL

La verticalisation du marché pénalise les commerces romands

Les grandes marques, comme Nike et Adidas, développent les ventes en ligne et leurs propres magasins au détriment de revendeurs locaux, contraints de diversifier leur approvisionnement et de développer de nouvelles filières.

Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans PME.

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«Les ventes des sneakers Nike comptaient pour près d’un tiers de nos ventes, avant que la marque décide de mettre fin à ce partenariat en 2022, après de longues années de tergiversations.» Guillaume Morand, fondateur des magasins Pomp It Up présents dans toute la Suisse romande, ne cache pas son amertume. Les géants américains Nike et allemand Adidas pesaient à eux seuls près de 50% du marché mondial de la chaussure de sport en 2019 selon l’agence d’information commerciale IndexBox. Cette hégémonie leur permet aujourd’hui de contrôler de très près les canaux de ventes, avec des conséquences parfois dévastatrices pour leurs partenaires de distribution.

Les sneakers se sont largement imposées sur le marché de la chaussure, passant de 14% du marché mondial en 2016 à 18% en 2021. En juin 2017, Mark Parker, alors PDG de Nike, annonçait la nouvelle stratégie de la marque: «Nous aspirons à devenir encore plus offensifs sur le marché numérique, en ciblant des marchés clés et en livrant nos produits plus rapidement que jamais.» Début 2023, les transactions en ligne représentent ainsi 27% de ses ventes, alors qu’elles atteignaient juste les 10% en 2019. Même stratégie du côté d’Adidas. En 2021, son directeur général Kasper Rorsted annonce que le géant allemand prévoit de réduire d’un tiers ses livraisons à ses distributeurs partenaires d’ici 2025 et ambitionne de doubler ses ventes en ligne sur la même période.

«Pour tenir sur la durée, il faut nouer des partenariats solides avec les fournisseurs, ce qui implique d’acheter de grandes quantités. Aujourd’hui en Suisse, seuls quelques grands distributeurs sont capables de suivre le rythme», déplore Guillaume Morand. Pour Emilie Disner, fondatrice de l’agence eCommerce Médusa Web à Genève, les raisons de ces stratégies sont multiples: «En retirant leurs produits des étalages des distributeurs, les marques peuvent à la fois contrôler l’expérience client, notamment en offrant une présentation produit plus particulière, maîtriser les prix de vente, éviter la comparaison avec la concurrence et, bien sûr, réduire les prix.»

Diversifier les marques

«Certaines grandes marques imposent des stratégies assez restrictives avec lesquelles il faut apprendre à composer», dit Sébastien Aeschbach, directeur des magasins éponymes. Pour ce distributeur genevois, les sneakers représentent environ 20% des ventes, un chiffre qui a grimpé ces dix dernières années. Pour le directeur, le fait de ne pas dépendre exclusivement du marché de la basket, ou d’un fournisseur en particulier s’est avéré salutaire. «Nous continuons de proposer des Nike dans notre assortiment, mais nos partenariats les plus solides ont été conclus avec d’autres marques, telles que New Balance, Veja et On Running. À ce jour, travailler avec des marques bénéficiant d’une certaine notoriété mais moins hégémoniques et donc moins enclines à rompre leur collaboration avec les distributeurs peut s’avérer décisif.»

Guillaume Morand de Pomp It Up se montre quant à lui résilient: «J’ai bien sûr songé à fermer boutique, mais j’ai bon espoir que d’autres marques viendront remplir le vide laissé par le départ de Nike. Mais si Adidas se retire aussi, je fermerai demain.» Selon Emilie Disner: «Des marques moins connues, telles que Puma, Salomon, Asics et Vans, pourraient bénéficier de la visibilité offerte par les magasins physiques et de l’expertise des distributeurs pour toucher de nouveaux consommateurs.»

Entretenir la rareté

En s’éloignant des canaux de vente au détail, les marques récupèrent ainsi les marges autrefois perçues par les détaillants. «En proposant des produits rares et exclusifs, ces marques cherchent à entretenir l’intérêt de leurs clients et à renforcer l’attractivité de leur produits», explique la spécialiste en marketing digital Emilie Disner. Une telle focalisation sur l’indisponibilité des produits dans le but de renforcer la rareté interroge. Des marques autrefois dirigées vers le grand public seraient-elles donc en passe de s’orienter vers le haut-de-gamme sans fondamentalement modifier la nature de leurs produits? «Il est peu probable que les grandes marques optent pour une stratégie exclusivement haut de gamme, cela irait à l’encontre de leur vocation première, répond Emilie Disner. Les marques comme Nike et Adidas se sont d’abord illustrées en équipant les équipes de football et de baskets, des sports très populaires.» Néanmoins, la raréfaction des modèles donne lieu à l’émergence d’un véritable marché parallèle, où des paires ordinaires sont vendues beaucoup plus chères que leur prix de vente original, sans forcément relever de l’édition limitée ou prétendre au statut de pièce de collection.

Pour Guillaume Morand, la frénésie autour des modèles en édition limitée n’est pas vraiment problématique, «les pièces de collection ont toujours suscité l’engouement des passionnés». Mais pour lui, il est hors de question de jouer au jeu de la surenchère des prix: «Les consommateurs se lasseront bien vite de débourser un montant deux fois plus élevés que le prix de vente de base pour une paire standard.»

Collectionneurs revendeurs

Profitant de la frénésie suscitée par la revente de sneakers, certains Suisses ont fait le pari d’ouvrir leur propre magasin. «Pour nous, la raréfaction des modèles de marques est une excellente nouvelles d’un point de vue commercial», explique Jonas Steiner, fondateur de la boutique de sneakers Cop4Rock à Genève. La boutique, qui attire une clientèle âgée de 15 à 25 ans, a ouvert en novembre 2022 et se fournit en paires «rares» auprès d’un réseau de fournisseurs.

De Lausanne à Martigny en passant par Bulle, ces boutiques de reventes font leur apparition un peu partout en Suisse romande. Mais face au commerce en ligne, les revendeurs peuvent-ils vraiment espérer rentabiliser des magasins physiques? Pour David Vignola, cofondateur des magasins Hideout installés au sein des centres Manor de Genève et Lausanne, «la possibilité d’essayer les modèles sur place et de bénéficier des conseils de professionnels reste une valeur sûre pour lesquelles les clients continuent de se déplacer».