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Todorov éclaire le nouveau désordre mondial

Il faut lire le dernier essai de Tzvetan Todorov . Il répond de manière limpide aux questions que chacun se pose sur la guerre d’Irak, le mensonge américain, la division européenne et les incertitudes de l’avenir.

Tzvetan Todorov compte depuis longtemps déjà parmi les têtes les mieux faites de l’intelligentsia française. Sémiologue au départ, spécialiste de l’analyse littéraire, il a su au fil du temps élargir son champ d’étude à l’histoire des idées (les Lumières, le libéralisme), puis à l’histoire tout court en étudiant entre autres la mémoire historique et enfin à la politique.

A 64 ans, il aligne une bonne trentaine d’ouvrages en surprenant à chaque coup le lecteur par la rigueur de l’analyse, la clarté de l’exposé, l’originalité du point de vue.

Ses qualités intellectuelles sont rehaussées par une expérience hors pair: Bulgare d’origine, il a quitté son pays (un des plus staliniens de l’orbite soviétique) au tout début des années soixante pour s’installer à Paris alors qu’il entrait dans l’âge de raison.

Vacciné contre le marxisme, il échappa aux dérives maoïstes qui plombent encore la pensée de ses contemporains, les Glucksmann, BHL, Finkielkraut et consorts. De plus ses recherches l’ont conduit à séjourner longuement aux Etats-Unis. Todorov connaît ainsi de l’intérieur la vieille et la nouvelle Europe, mais aussi les Etats-Unis. Par les temps qui courent ce n’est vraiment pas négligeable.

Son dernier livre, «Le nouveau désordre mondial. Réflexions d’un Européen» contribue une fois de plus à mettre de l’ordre dans nos idées. En une petite centaine de pages légères, limpides, mais d’une grande profondeur, il répond aux questions que chacun se pose sur la guerre d’Irak, le mensonge américain, la fronde française, la division européenne, la paralysie onusienne, l’humiliation arabe, le fanatisme islamiste, les incertitudes de l’avenir.

Une analyse de plus, direz-vous. Oui, mais avec juste ce qu’il faut de distanciation philosophique pour que cette analyse soit féconde, mette en relief les interdépendances d’un monde où tout désormais se tient, est imbriqué, sans pour autant être inextricable.

Todorov a un art bien personnel pour démêler la pelote, remettre les choses en place. Ainsi, il estime que le terme de «néoconservateur» accolé aux Rumsfeld, Wolfowitz, Kagan et autres est impropre. Parce qu’ils ne sont pas conservateurs. «Un mot plus juste pour les désigner, écrit-il, serait néofondamentalistes: fondamentalistes car ils se réclament d’un Bien absolu qu’ils veulent imposer à tous; néo- parce que ce Bien est constitué, non plus par Dieu, mais par les valeurs de la démocratie libérale.»

Libéral de l’école de Benjamin Constant à qui il a consacré plusieurs études, Todorov ne se contente pas de constater. Il propose. Par exemple, en donnant et expliquant les paramètres qui composent les fameuses valeurs européennes: la justice, la démocratie, la liberté individuelle, la laïcité et la tolérance.

Partisan de l’Union européenne, il pense que — sans se mesurer à la puissance américaine ni la contester — elle devrait se donner rapidement la stature d’une puissance moyenne (à l’égal de la Russie ou de la Chine) en plaçant la priorité sur la construction d’une armée européenne capable non seulement de défendre l’UE, mais encore d’être le bras armé de cette UE dans la politique internationale.

La création d’une telle armée (qui revivifierait l’OTAN dans sa fonction d’alliance politique) imposerait une mutation démocratique des institutions européennes, avec l’élection d’un président par le parlement, la désignation d’un gouvernement européen par ce président sur des critères de compétences et non d’appartenance nationale (ces compétences comprenant la charge du militaire et de la politique étrangère), l’abandon du concept égalitaire à l’intérieur de l’Union. Pour Todorov, il est absurde que Malte et l’Italie pèse du même poids.

La question de l’élargissement, résolue de manière pragmatique, est étendue sur trois cercles concentriques. Au cœur du dispositif, un noyau dur et moteur au sein de l’UE, la «Fédération européenne», comprenant les six membres signataires du Marché commun en 1957, mais impliquant l’abandon par la France du présidentialisme et son retour à un régime parlementaire. C’est elle qui dicterait la politique étrangère et disposerait de l’armée.

Le deuxième cercle fonctionnant comme l’union actuelle pourrait s’élargir à 35 Etats en intégrants les Balkans et quelques pays encore isolés.

Le troisième cercle élargi à l’Est (Biélorussie, Ukraine) et au Maghreb intégrerait des flux migratoires, culturels et commerciaux importants.

Ces propositions n’ont rien de révolutionnaire, on les agite depuis longtemps déjà. Mais ce qui est intéressant dans le propos de Todorov c’est la mise en évidence, suite à la crise irakienne, de l’importance première du militaire, avec la nécessité de créer d’urgence une armée européenne et d’augmenter les crédits militaires.

L’histoire suisse et américaine nous a enseigné que ce saut réellement fondateur des fédérations n’a pu se produire qu’après des guerres civiles. Fruit d’un processus de construction volontaire et paisible, comment l’Union européenne va-t-elle franchir cette étape?

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Acheter ici «Le Nouveau désordre mondial. Réflexions d’un Européen», de Tzvetan Todorov, publié aux éditions Robert Laffont, Paris.