KAPITAL

«Le scaling n’est pas un défi technologique, mais de leadership»

Dupliquer son chiffre d’affaires sans passer par des investissements massifs, c’est le principe du scaling. La méthode peut s’avérer risquée mais permet généralement d’augmenter significativement la croissance de l’entreprise. Rencontre avec Philipp Bubenzer, responsable du centre pour l’entreprenariat et l’innovation de la HEG Fribourg.

Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans PME.

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«Passage à l’échelle», c’est en ces termes que l’on peut rendre en français cette expression tout droit sortie du jargon managérial: le «scaling». L’enjeu: faire grandir son entreprise. En général, toute start-up novatrice qui dépasse les 20% de croissance sur une période d’au moins trois exercices consécutifs peut être considérée comme une scale-up. Pour y parvenir, elle doit généralement étendre son activité à l’international, embaucher de nouvelles équipes, s’orienter vers une clientèle plus large, et trouver des financements. Cette croissance fulgurante est aussi largement corrélée à un haut niveau de maîtrise et d’exploitation des nouvelles technologies.

Ces entreprises dynamisent l’économie: l’OCDE estime qu’entre 47% et 69% des emplois créés par des PME entre 2015 et 2017 l’ont été par des scale-ups. Par le biais de l’agence Innosuisse, la Confédération propose d’ailleurs un programme de coaching pour accompagner les entreprises prometteuses qui souhaitent suivre cette voie. Professeur et chercheur à la Haute école de gestion (HEG) de Fribourg et à l’EPFZ, Philipp Bubenzer conseille régulièrement des start-ups et des grandes entreprises mais aussi la Confédération et les institutions européennes en matière de scaling. Il lance aujourd’hui un projet pour développer des outils concrets et pragmatiques, auquel toute scale-up est invitée à participer.

Quelles sont les étapes clés à respecter pour passer de start-up à scale-up?

Philipp Bubenzer: Nos recherches montrent qu’il faut notamment se concentrer sur sa clientèle cible. Les produits et services proposés doivent dorénavant pleinement satisfaire le segment visé. En outre, le fonctionnement de l’entreprise reposera non plus sur des compétences personnelles flexibles mais sur des processus réplicables. Par exemple, dans une start-up les dirigeants ont tendance à s’occuper de tout. Une fois en phase de scale-up, il faut déléguer et se concentrer sur les tâches inhérentes au poste de CEO, à savoir principalement la stratégie et la représentation. Conclure des partenariats solides avec d’autres entreprises dont l’offre pourra s’adapter rapidement à la croissance d’une scale-up constitue aussi un enjeu central.

Le scaling ne consiste-t-il pas simplement à décupler sa production grâce à la numérisation?

Toutes les révolutions industrielles se sont concrétisées grâce au scaling, lui-même souvent soutenu par les avancées technologiques. Au 19ème siècle, l’augmentation massive de la production a été alimentée par la technologie, mais il s’agissait alors du moteur à vapeur ou de l’avènement du réseau électrique. Aujourd’hui, l’automatisation et l’intelligence artificielle permettent un apprentissage plus performant, ce qui permet une organisation plus efficace et des innovations. Mais ce ne sont pas les seuls facteurs qui contribuent au succès du scaling: les avancées scientifiques en matière de psychologie humaine et de management jouent aussi un rôle crucial. Les nouvelles méthodes de gestion des ressources humaines fondées sur la flexibilité et l’autonomisation du personnel, par exemple, permettent de produire de manière plus efficiente. En définitive, le scaling n’est pas tant un défi technologique, mais plutôt d’organisation et de leadership.

Comment organiser au mieux sa structure interne à une croissance aussi rapide?

Il est impératif de s’entourer des profils les plus en phase avec l’esprit de l’entreprise, en particulier s’agissant des postes à responsabilité. Il ne s’agit pas uniquement de compétences mais aussi de motivation et de vision commune. En outre, il faut encadrer les rôles et responsabilités de chacun et standardiser les processus dans un souci d’efficacité. En pratique, il s’agit notamment de s’assurer que la communication fonctionne bien et que les informations circulent, sans pour autant devoir parler de tout avec tout le monde comme c’est souvent le cas — et à raison — dans les start-ups.

Les entrepreneurs rechignent parfois à se lancer dans un tel processus de croissance, est-ce dû à l’aversion au risque?

Certains renoncent à l’option du scaling alors qu’il serait théoriquement applicable à leur entreprise, pas forcément par peur de l’échec ou manque de savoir-faire, mais aussi par conviction. Atteindre des niveaux de croissance mirobolants n’est pas une priorité pour tout le monde. Passer en mode scale-up implique de revoir son modèle d’affaires, sa clientèle cible et son mode de production, ce qui dans la pratique peut être perçu comme un abandon de sa clientèle, voire d’une partie de son produit ou service. De plus, cette transition change l’identité de l’entreprise et modifie la nature des relations à l’interne. On passe souvent d’un petit groupe très soudé à une structure plus professionnelle et moins personnelle. Enfin, le scaling peut s’avérer contre-intuitif pour nombre d’entrepreneurs, parce qu’il revient à aller à l’encontre des méthodes qui ont porté leurs fruits jusqu’alors.