CULTURE

Nicole Kidman, bouc émissaire attaché au poteau

A force de dire que «Dogville» est une oeuvre expérimentale, on en oublierait presque qu’il s’agit d’abord d’un récit haletant. Une vengeance de femme, à la fois cocasse et mélodramatique.

Pourquoi «Dogville» de Lars von Trier a-t-il été oublié du palmarès du dernier Festival de Cannes? Probablement parce que le cinéaste danois a ce petit côté margoulin qui dérange, cette arrogance ironique qui semble prendre tout le monde pour des imbéciles, ce côté premier de classe qui fait passer ses caprices pour des phobies afin d’échapper aux emmerdeurs. D’ailleurs, son meilleur ami, Jean-Marc Barr, le dit sans trahir un secret: «Lars est un immense manipulateur. Il ne faut jamais croire ses déclarations fracassantes.»

A la fois chantre de l’austérité (son fameux Dogma) et fort habile metteur en scène de lui-même, Lars von Trier a certainement été sanctionné pour ses trop grandes facilités — accessoirement pour sa vision antiaméricaine du monde. Il est vrai que l’auteur de «Breaking the Waves» est le seul cinéaste avec Pedro Almodovar à être sollicité directement par les actrices — Deneuve pour «Dancer in the Dark», Nicole Kidman et Chloë Sevigny pour «Dogville».

Au-delà de toute considération politico-marketing, «Dogville» est un très grand film, et pas seulement expérimental. Il est d’ores et déjà à classer sur l’étagère des classiques du 7e art, même si cette nouvelle aventure de Lars von Trier n’est plus tout à fait du cinéma.

Pour faire simple, il s’agirait plutôt d’une fusion entre théâtre (celui de Brecht, dont Lars dit s’être inspiré), littérature (les classiques anglo-saxons du XIXe siècle) et cinéma (Dreyer, Lang ou von Stroheim). Compliquée sur papier, l’affaire devient limpide à l’écran, aussi simple qu’un jeu d’enfant.

Il faut d’ailleurs en être un pour apprécier ce dispositif singulier qui requiert une petite contribution de la part du spectateur: savoir s’amuser avec des maisons de poupées, croire au pouvoir des contes et compléter par l’imagination ce qui nous est donné en quelques esquisses. Car le village de Dogville n’est pas un décor en dur, seulement une carte géographique dessinée à même le sol — mais avec des sons de cinéma. Les maisons n’ont pas de murs, tout le monde voit tout le monde, et nous aussi. On assiste donc, comme au théâtre, à plusieurs actions sur un même plateau. Absence d’intimité et auto contrôle sont les deux vertus de la communauté de Dogville.

C’est dans cette ville des Montagnes Rocheuses — sorte de miniature d’un village de pionniers avec sa rue centrale, son église et sa ferme — que tombe du ciel un soir de 1929, en plein marasme économique, Grace (Nicole Kidman), élégante étrangère à la peau diaphane poursuivie par des gangsters. Très vite, elle se fait un allié, Tom, aspirant écrivain idéaliste, qui intercède en sa faveur auprès des autres.

En échange d’un refuge, Grace propose ses services aux habitants. Elle devient tour à tour garde-malade, jardinière, baby-sitter, institutrice, vendeuse etc… Mais lorsqu’un avis de recherche est lancé contre elle, les dog people se sentent autorisés à lui demander des compensations, en nature ou travail, et à exiger davantage d’elle. Peu à peu, elle devient leur esclave, leur bouc émissaire.

>>La suite de cet article dévoile la fin du film. Si vous ne souhaitez pas la connaître, passez au prochain message rouge.

Après une tentative d’évasion, elle est même attachée au poteau comme une chèvre, une sonnette au cou et une roue à tirer derrière elle. A ses dépens, Grace apprend que la bonté est relative et que le pouvoir donné à un groupe sur un individu, fatalement, conduit au meurtre, à l’injustice et à la corruption.

Jusqu’à la fin du film, on pense que Grace est de la même famille que la Beth de «Breaking the Waves» et que Björk dans «Dancer in the Dark», des victimes qui se sacrifient pour le bien de la communauté, des Justine auquel rien ne sera épargné — Lars von Trier faisant la preuve une fois encore qu’il est un cinéaste profondément sadien. Mais c’est oublier l’épilogue qui réserve un retournement de situation imprévisible, spectaculaire et d’une cocasserie assez perverse. Cocasserie renforcée tout le long du film par une voix off qui raconte, un rien emphatique, tout ce qui va se passer dans le chapitre qui va suivre — en tout, huit chapitres et un épilogue. Grace va se venger et du même coup venger toutes les héroïnes qui l’ont précédées.

«Dogville» a été vilipendé par la presse des Etats-Unis qui lui a reproché son antiaméricanisme. C’est un peu court. Ce qu’attaque Lars von Trier, c’est l’arrogance d’une communauté à exhiber sa vertu pour mieux mettre à l’écart, isoler, sacrifier; c’est le discours pseudo-rationnel de la démocratie pour justifier ses lâchetés et trahisons, c’est ce narcissisme moral incarné par Tom, le pire de tous dans la bassesse et le contentement de soi, qui permet de devenir un bourreau en toute bonne conscience.

Si on associe ces caractéristiques aux Etats-Unis, ce n’est que parce qu’ils dominent le monde et que leurs actions, largement mises en images, sont connues de l’ensemble de la planète. Le final en revanche relève de la stricte esthétique américaine: Grace se venge selon les codes du film de gangsters, dans un œil pour œil dent pour dent très western.

Au dernier chapitre de son film, Lars von Trier fait donc basculer le mélodrame d’inspiration chrétienne du côté de la fable biblique. «Dogville» est une parabole sur la noirceur des instincts et des appétits humains, une joute philosophique sur le bien, le pardon, l’indulgence, le sacrifice, la bonté, l’amour et l’arrogance. Mais cela n’est jamais vraiment sérieux comme si, au final, «Dogville» était une comédie, une parodie de film de genre.

>Voilà, vous pouvez lire la conclusion ci-dessous.

Film profondément bâtard (Lars dit fusionnel), «Dogville» l’est aussi dans sa distribution, regroupant autour de l’Australienne Nicole Kidman — à la fois abstraite et enfantine, terriblement hollywoodienne et bassement cabaret — un casting éblouissant, représentatif du meilleur cinéma, souvent américain: Lauren Baccall, Ben Gazzara, James Caan, Chloë Sevigny mais aussi deux figures nordiques: Harriet Anderson (la Monika de Bergman) et Stellan Skarsgard.

Ces acteurs admirables donnent chair au dispositif minimaliste de «Dogville», film expérimental qui devrait pouvoir séduire le grand public, avide d’histoires bien construites et de personnages qui, hélas, nous ressemblent.