Paris, 1946. La paix est revenue, mais l’horreur est encore proche. «Un monde presque paisible», de Michel Deville, raconte la lente réadaptation des juifs. Délicat, optimiste, modeste. Peut-être trop?
Le premier intérêt d’«Un monde presque paisible», adaptation du roman autobiographique de Robert Bober, réside dans le choix d’une période très peu traitée en littérature comme au cinéma, l’immédiat après-guerre, en l’occurrence celle de 39-45.
Ce retour à la «vie normale» est un peu à l’histoire ce que la convalescence est à la maladie: un temps entre parenthèse, privé de romanesque et de grands enjeux stratégiques.
Passés les moments de liesse qui marquent la fin des hostilités, que se passe-t-il? Comment les gens reviennent-ils à la vie, à la paix? Comment pansent-ils leurs blessures, leurs pertes, leurs morts? Comment peuvent-ils à nouveau dormir, manger, aimer, faire des enfants?
Comment font-ils face à l’incommensurable deuil? Comment, surtout quand on est juif, qu’une partie de sa famille a disparu en déportation et que l’antisémitisme ne s’est pas encore éteint? C’est exactement le sujet du film de Michel Deville, une ode au courage de vivre malgré tout.
Août 46. La chaleur entre par les fenêtres de l’atelier de couture de Monsieur Albert (Simon Abkarian) et Madame Léa (Zabou Breitman), dont les enfants s’apprêtent à partir en colonie de vacances. Pendant la guerre, ils se sont cachés. Elle à la campagne avec les enfants, lui dans une chambre de bonne.
Par solidarité, même si l’atelier tourne mal, Monsieur Albert tient à conserver ses employés: Léon (Vincent Elbaz) et sa jeune épouse Jacqueline, enceinte d’un deuxième enfant; Charles (Denis Podalydès), dont la femme et les enfants ne sont jamais revenus des camps, mais aussi Madame Andrée (Julie Gayet), une catholique qui ne comprend pas comment les juifs peuvent faire de l’humour sur l’horreur de la Shoah.
En prévision de jours meilleurs, Monsieur Albert engage même deux petits nouveaux Maurice (Stanislas Merhar) et Joseph (Malik Zidi) que Léon le rigolo a surnommé les «Abrahamauschwitz.»
Dans «Un monde presque paisible», c’est le mot «presque» qui est important; c’est lui qui exprime la discrète réserve, l’imperceptible tristesse, le subtil déni qui règne dans l’atelier et dans le coeur de ceux qui y travaillent. Le «presque», c’est le matricule de déporté sur le poignet de Maurice, condamné à la mélancolie à perpétuité; c’est le refus de Charles de répondre aux avances de Léa pour «conserver intacts ses souvenirs d’avant la guerre»; c’est la faconde excessive de Léon; l’humour noir de madame Sarah qui vend des savons.
Car ils ont tous perdu quelque chose ou quelqu’un, les amis de l’atelier, ne serait-ce que leurs illusions! Mais cette malédiction n’est jamais pesante chez Deville, cinéaste élégant et musical — chacun de ses films est marqué par un compositeur qu’il nous fait découvrir ou redécouvrir. Ainsi, «Un monde presque paisible» repose sur la partition de Giovanni Bottesini, sur les rapports terriblement surprenants entre les graves et les aigus, sur l’atemporalité de cette musique où dominent les cordes.
A l’image de la couture, «Un monde presque paisible» s’assemble pièce par pièce; le scénario s’étoffe au fil des récits singuliers de chacun des personnages. C’est l’occasion pour Michel Deville de sortir des contraintes théâtrales de l’atelier pour s’évader dans des séquences plus oniriques ou fantastiques. Ce ne sont pas les meilleures. Cinéaste-musicien, on l’a dit, mais aussi cinéaste-chorégraphe, Michel Deville n’est jamais meilleur que dans les scènes de ballet. Celui que jouent Charles et Léa, elle déclarant sa flamme, lui la refusant par amour de son passé, est d’une belle émotion, subtile et délicate.
On peut reprocher à Michel Deville de jouer trop systématiquement sur la dualité gravité/légèreté et d’additionner les saynètes plutôt que de penser au souffle global de l’oeuvre, mais on ne peut en aucun cas lui faire reproche de sa naïveté ou de son goût pour la nostalgie.
La scène finale où tout l’atelier se retrouve à la campagne un bel après-midi de dimanche pourrait pourtant prêter à confusion: on croit le bonheur recouvré, le passé balayé et le futur enfin lumineux. Ce serait se méprendre sur Michel Deville, trop «marivaudien» (on lui doit les meilleures comédies libertines du cinéma français de «Benjamin ou les mémoires du puceau» à «Péril en la demeure») pour se laisser engluer dans le bon sentiment.
Cette fin, belle et optimiste, est un hymne au théâtre autant qu’à la vie puisque tous les personnages jouent à être heureux et se forcent à s’en souvenir comme d’un texte qui embellira leur vie à jamais.
Une scène dit clairement ce passage par le théâtre, celle où la jeune prostituée jouée par Clotilde Courault aprend à Léa les gestes codés, mais troublants quand même, de la séduction et du désir. Il y a du Renoir dans cette fin au lyrisme apaisé, et tant pis si «Un monde presque paisible» aurait pu être un peu moins pittoresque et cérébral.