Les forces américaines pénètrent dans Bagdad comme dans un corps mou. Apparemment, Saddam avait investi davantage dans ses palais que dans un génie militaire qui pouvait se retourner contre lui.
Retournement complet de la situation en Irak depuis samedi 5 avril: les forces américaines freinées dans leur avance par la résistance des villes séparant le littoral de la capitale ont pénétré dans Bagdad comme dans un corps mou quasiment inerte.
A lire les correspondances des journalistes basés dans la capitale, les seuls à résister semblent être des individus ou de petits groupes d’individus dépourvus de moyens, dissimulés dans des trous ou derrière des sacs de sable.
Où sont les gardes de Saddam? Où est la Garde républicaine spéciale qui devait en principe tenir le centre ville? Et les services de sécurité? Les frères, cousins, amis du dictateur mouillés comme lui dans un régime qui ne peut que les entraîner dans sa chute?
Mystère. Pourquoi l’aéroport n’a-t-il pas été rendu inutilisable, les ponts détruits, des tranchées creusées, des barricades élevées? Mystère encore.
On en saura plus dans quelques jours, mais pour le moment une conclusion semble s’imposer: à la manière des satrapes communistes de l’Europe de l’Est, Saddam a plus investi dans des palais le glorifiant que dans un génie militaire qui pouvait se retourner contre lui.
Du toc, comme les meubles que les Américains sont en train de découvrir dans les vastes chambres de ces prétendus palais.
Cela me rappelle trop la chute de Ceausescu pour que les réponses aux autres questions ne suivent pas: un tyran isolé dans ses fanfaronnades, vivant sur une autre planète, intoxiqué par des proches qui lui mentent à longueur de journées et qui, dès l’apparition des Américains se hâtent eux de disparaître pour se préparer une nouvelle virginité et réapparaître ensuite en larbin serviles mais indispensables du nouveau pouvoir.
Et c’est tant mieux: si la guerre s’en trouve abrégée et des vies humaines épargnées, ce sera toujours ça de gagné.
Pour le moment, nous n’en sommes pas là: les combats continuent. Bien malin qui pourrait dire où nous en serons ne serait-ce qu’à la fin de la semaine.
Ce qui est certain par contre, après vingt jours de guerre, c’est le verrouillage total du monde arabo-musulman par les divers potentats qui le gouvernent. Cette soumission est d’autant plus impressionnante que de notre point de vue occidental, le Proche-Orient est réputé être une poudrière prête à s’enflammer à la moindre étincelle.
Or depuis trois semaines, ce ne sont pas des étincelles, mais de véritables colonnes de feu qui s’abattent sur la région. Sans provoquer la moindre réaction. Quand les présidents disent «Taisez-vous!», les gens se taisent. Quand ils disent: «Manifestez!», ils descendent par centaines de milliers dans le rues de Damas, de Téhéran ou de Casablanca.
A part ça, rien. Quelle discipline! Pas une pierre contre une ambassade. Pas une balle perdue, pas un attentat contre un quelconque symbole des envahisseurs de l’Irak. Faut-il y voir de la peur? En partie, c’est probable: tous ces régimes disposent de polices redoutables.
Mais pour ma part, je pense que cette discipline tient beaucoup plus au désespoir, à une résignation désespérée.
L’image de la poudrière colle à la région depuis plus d’un demi-siècle, à l’époque où le nationalisme local battait son plein, où les coups d’Etats succédaient aux insurrections, les guerres aux échauffourées.
Il y avait à l’époque d’âpres luttes politiques, des partis concurrents qui se partageaient des électorats de tendance laïque, communiste, socialiste, nationaliste, islamique, etc. Depuis, le monde arabo-musulman a été stabilisé, sa violence canalisée, les partis balayés.
Depuis une bonne trentaine d’années, les régimes autoritaires sont parvenus à s’inscrire dans la durée, les successions familiales ou claniques sont réglées comme du papier à musique et ne connaissent guère de soubresauts, tout juste quelques intrigues de palais.
Le revers de cette médaille est que les masses sont maintenues dans un état d’arriération culturelle tel qu’elles ne peuvent même pas envisager une réalité autre que celle qu’elles vivent dans la difficulté et la pauvreté.
C’est de ce terreau qu’est né le terrorisme islamiste, expression de désarroi et de désespoir. Paradoxalement, il est le meilleur garant de la domination incontestée des Etats-Unis sur la région.