KAPITAL

Sales boulots (mais essentiels)

Invisibles, pénibles et ingrats, de nombreux «dirty jobs» sont indispensables au bon fonctionnement de la société. Cet aspect ne se reflète pas toujours en matière de rémunération. Témoignages.

Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans PME Magazine.

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Faire le sale boulot. L’expression s’utilise dans le langage courant, et évoque la corvée, la mission désagréable qu’une bonne âme se dévoue pour effectuer. Ce concept de «sale boulot» (dirty work) a été pensé par le sociologue américain Everett C. Hughes dans les années 1950 pour décrire l’attitude des Allemands face aux atrocités du régime nazi. Le terme comprend l’obligation intrinsèque d’un comportement immoral, mais commodément distant. Dans le contexte économique, cela représente des emplois jugés dégradants, peu valorisés, parfois dégoûtants ou humiliants, situés souvent en bas de l’échelle sociale. Mais malgré leur invisibilité, ils sont indispensables au bon fonctionnement de la société.

Dans son livre «Dirty Work: Essential Jobs and the Hidden Toll of Inequality in America», paru en 2021, le journaliste Eyal Press reprend le concept et l’élargit. Le terme inclut désormais un large éventail d’emplois, souvent essentiels mais stigmatisés parce que «sales» ou jugés moralement condamnables. Les exemples sont donc très variés, et dépendent des perceptions et des sensibilités de chacun. Ce sera pour certains des employés dans l’industrie du pétrole ou du tabac, pour d’autres des éboueurs, des équarrisseurs, des médecins légistes …

Les coûts invisibles

L’auteur du livre fait valoir que les «emplois sales» sont parfois mieux payés que les autres (mais ce n’est de loin pas toujours le cas), notamment parce qu’ils imposent des coûts invisibles. Impliquant d’infliger des dommages à autrui, ou à l’environnement, ils mettent à l’épreuve émotionnellement et/ou moralement les personnes qui les exercent.

C’est par exemple le cas du chercheur post-doctoral en neurosciences à l’Université de Fribourg, Samy Rima, qui fait de l’expérimentation sur les «primates non-humains» (autrement dit des singes). Ses recherches font régulièrement l’«objet de préjugés, souvent dus à la méconnaissance», dit-il. Son but? Mieux comprendre le système oculaire afin de développer des thérapies pour les patients souffrant de déficit visuel. «J’ai la conscience tranquille dans la mesure où ce secteur est très réglementé. Je suis épaulé par une pléthore d’experts (vétérinaires, éthiciens…) et j’ai la conviction que notre travail est nécessaire pour résoudre des problèmes médicaux et accumuler des connaissances impossibles à obtenir autrement.» Il souligne également qu’il possède une formation rigoureuse quant aux procédures à suivre lors d’expérimentation, aux comportements et au bien-être des animaux, et au principe des trois R («replace, reduce, refine», principe qui promeut le remplacement, la réduction et l’affinement des expérimentations animales dans la mesure du possible).

Son activité professionnelle comporte sans aucun doute un prix émotionnel important. «Lorsqu’on travaille plusieurs années avec un animal, son euthanasie nous touche.» Ce coût ne sera jamais totalement compensé, estime-t-il, «si ce n’est, en partie, par les bienfaits que porteront les recherches aux patients futurs».

Côtoyer la mort

Le rapport au travail émotionnellement difficile peut évoluer au cours du temps. «Aujourd’hui, je me sens à l’aise dans mon activité d’entrepreneur de pompes funèbres», confie Jérôme Voisard, des Pompes Funèbres Arc-Jura Voisard, entreprise familiale basée à Porrentruy et à Delémont. Selon lui, il existe deux visions opposées de son métier. «La première est celle du dégoût et de la peur qu’éprouvent certains, soit par ignorance, soit à cause d’idées fausses véhiculées par le cinéma, comme celle selon laquelle le corps d’un défunt devient subitement sale ou toxique après la mort.» L’autre vision est celle des proches et des familles qu’il accompagne. «Ces gens constatent le travail que nous faisons et réalisent que notre métier est bien plus riche que le simple fait de mettre un défunt dans un cercueil.»

Le président de la section romande de l’Association suisse des services funéraires (ASSF) ajoute que certains «se rendent aussi compte de la difficulté d’accompagner d’autres personnes dans ces moments délicats». Son activité professionnelle, il la considère comme étant à mi-chemin entre l’aide-soignant et le travailleur social. «Si un jour il devait y avoir une grille salariale dans le secteur des pompes funèbres, elle devrait tenir compte de l’ascenseur émotionnel que notre métier nous fait vivre et compenser cela d’une manière ou d’une autre.»

Moralité versus salaire

Certains «dirty jobs» ne sont pas indispensables au bon fonctionnement de la société. Alice Denoize a travaillé dans la communication pour l’industrie du tabac pendant cinq ans. «Très peu de gens veulent travailler pour cette industrie.» Mais elle n’avait aucun problème. «J’étais moi-même une grande fumeuse. Jeune et naïve, j’étais complètement du côté de l’industrie.» Son travail consistait à relancer de grandes marques de tabac, contrecarrant les recommandations de l’OMS.

En compensation, son salaire était plus élevé qu’ailleurs. «En période de crise, alors qu’il y avait des coupures budgétaires dans tous les secteurs, nous disposions de financements colossaux nous permettant de faire des campagnes grandioses.» Ses proches lui disaient «si tu ne le fais pas, quelqu’un d’autre le fera», se souvient-elle. Mais lorsqu’elle a côtoyé la direction, elle a réalisé qu’il s’agissait en réalité de vendre un produit néfaste et de s’enrichir à tout prix. Suite à cette prise de conscience, elle quitte le secteur et se reconvertit professionnellement. Elle travaille maintenant comme tabacologue indépendante, intervenant auprès des particuliers et des salariés en entreprise pour les aider à arrêter de fumer.

Les invisibles

Quels sont les autres «sales boulots» en Suisse, combien sont-ils, qui les exercent, quelles conditions offrent-ils? «Difficile à dire. Le concept sociologique de «sales boulots» n’est pas assez bien défini pour répondre à ces questions, ni pour évaluer si cette tentative de catégorisation est pertinente», résume Lucas Dubuis, porte-parole d’Unia. En ce qui concerne les emplois dont l’existence même peut être débattue sur le plan éthique (dans les industries polluantes, de l’armement, etc.), aux yeux du syndicat, parler de «sales boulots» stigmatise inutilement les salariés qui travaillent dans ces domaines. «On ne peut accuser les gens d’exercer une activité lucrative pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille, pas plus que les rendre responsables des problèmes que ce type d’activités économiques engendrent, à la place de ceux qui en tirent profit.»

D’autre part, ce qui est certain, dit-il, c’est que les métiers corporellement difficiles, au contact de la saleté ou de la maladie, sont souvent invisibilisés et mal considérés. «Même s’ils sont essentiels, ce qui est paradoxal.» Le syndicat se bat pour que de telles professions soient mieux reconnues, qu’elles bénéficient de meilleures conditions de travail et pour donner un visage à celles et ceux qui les exercent.

Lucas Dubuis souligne qu’en Suisse, ces postes sont majoritairement occupés par des femmes et des personnes issues de la migration. «La pandémie a d’ailleurs mis en lumière l’importance vitale de ces professions pour le fonctionnement de notre société. Par exemple, l’apport du personnel de nettoyage et des soins a été largement reconnu et salué avec des salves d’applaudissements.»

En effet, ni les travaux d’Everett C. Hughes, ni les recherches contemporaines n’ont analysé le «dirty work» sous l’angle du genre des travailleurs. Pourtant, comme le montre un dossier publié en 2020 de la revue «Travail, genre et société» consacré aux «sales boulots», dans la sphère professionnelle, le travail salissant lié aux tâches ménagères et au traitement des matières corporelles est encore bien souvent réservé aux femmes. Comme dans la vie privée…