L’indestructible neutralité de la Suisse n’aura donc tenu que 5 jours. Au grand dam de nos poutiniens locaux, qui préfèrent défendre les oies.
Pendant ce temps, la Suisse s’apprête à renoncer au foie gras. Le Conseil national vient en effet de soutenir massivement une motion émanant de l’UDC et appuyée par plusieurs associations de protection des animaux, proposant l’interdiction d’importer un tel produit.
Car oui, l’UDC aime les animaux. La motion évoque ainsi «des souffrances indescriptibles pour le plaisir discutable de certains». Même s’il faudra encore attendre la décision du Conseil des États, on peut considérer que le foie gras est mal parti. Malgré l’opposition du Conseil fédéral qui parie, et ce n’est pas tous les jours, sur le discernement et la liberté de ses sujets, estimant en effet qu’il serait préférable de «garantir une déclaration transparente afin que les consommateurs puissent se décider en connaissance de cause».
À propos de «souffrances indescriptibles pour le plaisir discutable de certains», on notera que cette Suisse bientôt sans foie gras sera aussi une Suisse sans caviar. Il n’aura fallu en effet que 5 jours pour faire exploser l’indestructible neutralité helvétique. Cinq jours pour s’aligner sur les sanctions de l’UE contre la Russie. Cinq jours pour s’aviser que, tiens, des avoirs russes en quantités phénoménales, provenant notamment des transactions de pétrole, reposaient dans nos coffres, et qu’il y avait peut-être là un moyen de pression.
Ce volte-face a surpris davantage à l’étranger, où il fut parlé de «fin historique de la neutralité», qu’en Suisse. Comme si cette neutralité n’était plus qu’une sorte de folklore, un cliché au même titre que le chocolat, le fromage et les banques, n’émouvant plus guère que les touristes. Comme si chacun sentait bien qu’en Suisse même, nous n’étions plus neutres depuis bien longtemps.
Difficile dans les circonstances actuelles de s’en offusquer. La brutalité et l’ampleur de l’invasion russe en Ukraine, assortie de guignolesques menaces d’apocalypse nucléaire, allaient de toute façon rendre une stricte neutralité plus qu’inconfortable. Situation parfaitement et poétiquement résumée par la présidente maltaise du Parlement européen Roberta Metsola: «Il est impossible d’être neutre quand on est entre le feu et les pompiers.»
En Suisse, cette poésie ne semble laisser insensible que les amis des oies. De la même manière que deux jours avant l’invasion russe un Éric Zemmour pouvait s’écrier «La Russie n’envahira pas l’Ukraine, j’en prends le pari», le conseiller national UDC Roger Köppel faisait la une du journal «Weltwoche» avec un mémorable et prémonitoire «Poutine l’incompris».
Il faut dire que chez les amis des oies, on ne le comprend que trop cet homme-là, qui menace aujourd’hui la planète entière, mais a longtemps fait figure pour eux -sans doute par carence de jugeote et méconnaissance crasse-, de modèle indépassable. D’incarnation vivante d’une quadrature du cercle qui les fait saliver depuis toujours: la démocratie autoritaire.
Incapables de soutenir, à quelques exceptions près notamment en Suisse romande, la déclaration du Conseil fédéral sur l’Ukraine, les petits soldats de l’UDC se risquent à vouloir faire partager la responsabilité du conflit en Ukraine avec l’Otan. Et à rappeler l’invasion de l’Irak ou le bombardement de Belgrade. Pour des poutiniens de la première heure comme eux, le fait que contrairement à l’Irak de Saddam Hussein ou à la Serbie de Milošević, l’Ukraine de Zelensky soit une authentique démocratie, n’a évidemment aucune espèce d’importance. Ce serait même plutôt un fait aggravant.
Ah si seulement les Ukrainiens avaient plutôt choisi le délicieux modèle de la démocratie autoritaire.