CULTURE

«Respiro» ou la révolution sensuelle d’une candide Italienne

En ce coeur d’hiver métalliquement gris, c’est le film à voir. Tourné sur l’île de Lampedusa, cette fable caressée par le soleil et le vent balance entre néo-réalisme et légende archaïque.

Le film commence par une bataille entre deux groupes de gamins aux shorts très courts, à la peau mate gorgée de sel et au torse encore fragile. Ils courent, se frôlent, s’observent, se défient, à la fronde et aux mains, dans les criques blanches de la Méditerranée.

Leur affrontement se termine par la déculottée des vaincus, lesquels devront revenir au village honteusement cul nu. Cette guerre des boutons qui se rejoue chaque après-midi est filmée avec une grâce teintée de cruauté qui n’est pas sans rappeler Pasolini.

La séquence suivante n’est pas moins troublante qui montre deux des ragazzi de la bande précédente revenus dans le patio de la maison familiale. L’un d’eux, le plus âgé, s’échauffe avec une adolescente, dont il cloue les bras au sol avec ses genoux. Va-t-il l’embrasser ou la frapper? Ni l’un, ni l’autre, c’est sa sœur.

Un peu plus loin dans la cour, une autre très jeune femme aux cheveux bouclés et aux yeux bleus écoute son transistor dans une pause balthusienne qui émeut le jeune garçon. Lasse de toute cette agitation, la fille à la robe d’été se lève et va dans sa chambre à coucher, suivie du ragazzo qui tire les rideaux.

Que va-t-il se passer? Rien. Pasquale, treize ans, quittera la pièce quand la jeune femme le lui ordonnera. Comme toujours, le fils obéira à sa mère. La menace incestueuse existe bel et bien, mais dans la tête du spectateur; pour les personnages, il ne s’agit que d’une complicité charnelle héritée de l’enfance.

Car on a beau être de la même famille, la sensualité existe, le désir même aussi, quand on a une mère comme Grazia (Valeria Golino), déesse enfantine qui aime rouler à trois sur un scooter et adore les chiens, une sauvageonne qui n’a pas le goût des taches ménagères, ni le sens de la pudeur — très jolie séquence où les deux fils de Grazia font une scène à leur mère parce qu’elle se baigne seins nus. Une femme surtout qui n’a pas le sens des rôles, ni celui de mère, ni celui d’épouse.

Son extrême liberté, sa passion enfantine pour ses trois enfants, son plaisir à aller à la plage quand les autres font la prière mais aussi ses crises de violence lorsque les choses ne vont pas comme elle le veut et sa drôle de mélancolie finissent par perturber la cohésion du village.

Diagnostique de la belle-mère qui veut l’expédier dans un hôpital psychiatrique à Milan: «Quand elle est contente, elle est trop contente et quand elle est triste, elle est trop triste.»

Même son mari, bel Ulysse amoureux de sa femme mais macho comme tous les hommes de l’île, finira par rejoindre le clan des villageois. Quand Grazia apprend qu’on veut l’envoyer dans le nord, elle fugue. Lorsque son mari retrouvera sa robe au bord de la plage, il la croira morte et le village aussi. C’est alors que le miracle se produira.

Jusque là, le film relevait plutôt de la comédie villageoise avec sa description des clans séparés les uns des autres, celui des hommes, des femmes, des enfants et même les chiens, son organisation sociale et son économie entièrement liée à la pêche, son autarcie et ses querelles de voisinage.

Dans cette partie «néoréaliste», Emanuele Crialese n’échappe pas toujours à la caricature et à la carte postale «dolce vita»: scooter, chanson populaire sortie des transistors à l’heure de la sieste, jolis bateaux de couleurs comme des jouets, petites voitures camionnettes, culottes blanches des garçons (mais où sont les filles?) et mer émeraude à se damner.

Cette approche descriptive est belle mais un peu anecdotique malgré la sensualité qui y règne. C’est après la disparition de Grazia que «Respiro» déploie tout son potentiel élégiaque, inventant ou réinventant un fantastique poétique qui trouve son origine dans la mythologie grecque.

C’est aussi dans la seconde partie que le fils aîné acquiert une intensité dramatique qui le rend terriblement attachant. On pense alors au bel adolescent de «L’Incompris» de Comencini, sentiment renforcé par le contraste avec son petit frère, un macho capricieux, tyrannique et rigolo.

Construit autour de Grazia, figure à la fois terrienne (elle porte souvent des bottes en caoutchouc), aquatique (elle nage comme une sirène), aérienne (elle disparaît et apparaît au gré de ses lubies) et volcanique (ses colères brûlent tout sur son passage), le film épouse les humeurs de son héroïne qui, elle même, épouse les reliefs naturels, chahutés, escarpés, généreux, dangereux et tout en douceur, de cette île merveilleuse, immensément blanche et bleue, à la lumière vibrante, ancrée au large de la Sicile: Lampedusa.

Une des beautés de «Respiro» tient à cette profonde harmonie entre un personnage et son environnement naturel comme si l’île avait accouché de sa fille, de sa déesse, de sa patronne.

Le dernier plan du film, splendide et surprenant, finira d’ailleurs de transformer la petite sauvageonne de la pêcherie en sainte de Lempeduza, sans mièvrerie, dans une procession aquatique qui semble immémoriale.