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Davos 2003, confession d’un casseur (suite et fin)

On avait sacrifié un week-end de surf pour aller protester à Davos. Mais les flics nous ont bloqués à Landquart. On a fini la soirée dans la capitale. Voici ce qui s’est passé…

Lire ici la première partie du récit.

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«On s’était fait mener en bateau, en train, il allait falloir sortir de Landquart par nos propres moyens.

La seule voie qui restait libre était le long de l’autoroute, mais tandis qu’on était dans les trains, les tourelles blindées des canons à eau allemands avaient pris position sur cette ligne-là. Un hélicoptère à basse altitude coordonnait leurs manœuvres.

On s’est approché avec le reste de la foule, ça faisait très mise en scène d’une bataille de l’Empire. Genre grand spectacle pour Guerre et Paix. Entre les voies ferrées et l’autoroute, un grand champ de neige attendait la bataille.

D’un côté, la garde impériale compacte derrière ses boucliers pointait ses fusils sur la lignée qui se préparait en face, sur au moins deux cents mètres de longueur. Un gros tambour rythmait l’avancée des manifestants. On marchait presque au pas, quelques-uns avaient préparé des boules de neige et on montait à l’assaut pour essayer de briser l’encerclement. On se tenait tous les trois par la main, j’avais l’estomac noué.

Dès qu’on a été a portée de fusil, ils on tiré. Balles de caoutchouc, grenades lacrymogènes et jet d’eau glacée. Les gens tombaient dans la neige, on entendait des hurlements de douleur.

Nous trois, on a réussi une retraite honorable jusque derrière un panneau jaune annonçant l’heure de départ des trains. Dans l’épaisse fumée, les gens toussaient, crachaient, vomissaient. On n’y voyait plus rien. Visiblement on avait sous-estimé nos forces.

Quelques courageux, munis de masques de fortune, remontaient à l’assaut, protégés par des panneaux publicitaires qu’ils avaient démontés. Le tambour inlassable continuait de les accompagner. Tout le monde était obligé de porter un foulard sur le nez et la bouche, les porteurs de lunettes étaient doublement aveuglés.

Une fille cherchait ses verres de contact à quatre pattes dans la neige, ils l’ont encore aspergée. Ma copine, mon copain et moi on s’est retrouvés sains et saufs sur un monticule. Ma copine regardait la scène en pleurant. Comme c’est une lettreuse, elle a cité Flaubert : «De la politique, je ne connais qu’une chose: l’émeute.»

Ça n’en finissait pas, ils fauchaient nos lignes comme la mort moissonne les siens. Les équipes de secouristes étaient arrivés avec leurs brassards rouges, mais les flics allemands ne semblent pas avoir signé les Conventions de Genève. Ils leur envoyaient des rafales d’eau glacée dès qu’ils les voyaient approcher. Le vent heureusement a tourné, rabattant les gaz sur les troupes de l’Empire qui n’avaient cédé aucun centimètre de terrain.

Maintenant que la bataille était perdue, les discussions reprenaient sous forme de slogans dont on badigeonnait les trains. «Wipe out WEF» en noir sur les vitres des cabines téléphoniques, sur tous les wagons bloqués par là. «Laissons le pouvoir au WEF, qu’on rigole un peu»

Ma copine prétend que chacun a besoin de sa mise en scène, le WEF s’est mis en scène avec un grand fracas qui doit cacher ses inepties. Nous aussi, notre protestation voudrait se mettre en scène. Mais la nôtre n’a pas la visibilité espérée, elle se fait là dans cette morne plaine où personne ne voit notre courage, nos lignes qui montent à l’assaut de l’Empire avec de simples boules de neige et des pétards colorés.

On a pris place dans un wagon vide, on attend. On n’est pas venu ici pour un baptême du feu, on est des gens pacifiques. A quinze heures cinquante-cinq, on entend un haut-parleur de la police annoncer: «L’usage des gaz est désormais terminé, les chemins de fers vont mettre à disposition un train pour Zurich.»

Mais les flics allemands ne doivent pas avoir bien compris le message, car cinq minutes plus tard, voilà que, sans sommation, leurs tourelles attaquent la foule compacte à revers. Désormais plus aucun endroit n’est à l’abri, même les wagons sont pleins de gaz étouffants. Les employées des chemins de fer ne peuvent pas faire repartir les trains, car les flics ont ordonné de couper l’électricité. Sinon leurs canons à eau les électrocuteraient. La nuit vient lentement après le rose sur les Alpes, ç’aurait pu être une belle journée de surf.

Il a fallu attendre encore jusqu’à cinq heures et demie pour qu’enfin deux trains partent pour Zurich. Dans le compartiment, chacun panse ses plaies, ses rougeurs. On se partage le peu de chocolat qui reste au fond des poches, on parle de la violence. Surtout de celle qui nous a été faite. Six heures d’enfermement dans une gare sans avoir vu Davos.

La rage et le dépit nous font dire n’importe quoi. Les politiques parmi nous disent que c’est la faute au gouvernement suisse, à Berne. D’autres se plaignent seulement de n’avoir croisé que des canons à eau et pas de canons à neige. D’autres encore se font raconter au téléphone le détail des bétaillères de Fideris.

A Zurich, le train s’arrête sur une voie de garage, près de la poste, le comité d’accueil policier est digne d’une capitale. Hélicoptère, paniers à salade et leurs boucliers en osier. On prend tout de suite le train pour Berne. Ma copine envoie un SMS à ses parents pour dire que sa journée de surf a été magnifique, je téléphone à ma mère pour annoncer mon retour sain et sauf, le Téléjournal qu’elle vient de voir ne lui a pas remonté le moral.

Mon copain compose un SMS à la Tessinoise rencontrée ce matin, elle vient de repasser le Gothard.

Beaucoup de Zurichois, qui ont décidé de faire avec nous le déplacement à Berne, nous accompagnent encore une peu pour la soirée. On les voit préparer leurs cagoules de ski, ils discutent de la manière dont il faut prendre les grenades lacrymogènes pour les renvoyer: gants de cuir avec la paume rembourrée.

Je sors de ma poche les balles de caoutchouc hexagonales que j’ai reçues dans les jambes. Ils m’expliquent comment s’en protéger. Nous nous parlons par gestes, mêlés d’anglais.

J’apprécie leur savoir-faire. Ils me conseillent, pour la prochaine fois, de m’habiller en noir comme eux pour ne pas être repéré. En discutant de la vie, j’apprends que je ne suis pas ici le seul étudiant en médecine. Eux aussi ont peu de temps en dehors de leurs études.

Sacrifier tout un samedi pour aller à Davos et rester en carafe ne les satisfait pas. Voilà pourquoi, disent-ils, ils viennent à Berne rendre à qui de droit la monnaie de sa pièce.

J’apprends par la même occasion qu’en 1936 un étudiant en médecine qui était monté à Davos, avait froidement assassiné le chef des nazis suisses. Il avait mon âge. A l’époque, ils n’avaient pas encore construit les bétaillères de Fideris, disent mes nouveaux amis.

A neuf heures pile, enfin, notre train s’arrête en gare. La voix soulagée du contrôleur annonce: «Berne, tout le monde descend, pour les correspondances, veuillez consulter les horaires».

Une énorme clameur résonne sur les quais. On sort en masse. Dans le hall central, les gens venus des autres trains nous attendent avec des fanfares et des tambours. Nos SMS ont bien marché. Toute la rage contenue de la multitude est là quand nous sortons ensemble sur la place devant la gare.

Les flics aussi ne s’y sont pas trompés qui nous attendent équipés de leur canon à eau. A vrai dire, un modèle ridicule après les mastodontes allemands de Landquart. Comme tout le monde, je mets tout de suite un foulard sur le nez, l’expérience grisonnaise m’ayant suffit. Je m’entends crier à tue-tête: «Wipe out WEF».

A trois, avec ma copine et mon copain, on se tient par les coudes comme un groupe de fans du HC Davos. La place est noire de monde, plusieurs milliers, et demain ils parleront de nous en disant un «groupuscule de gens masqués». On avance sous l’arcade d’un grand hôtel marqué Schweizerhof. Ma copine dit que c’est là que se réunissent ceux qui envoient les flics à Davos.

Il ne s’est encore rien passé quand leur canon à eau, sans sommation, nous arrose de plein fouet. La foule compacte ne peut s’enfuir, on est plaqués contre les façades. On va se faire encercler une deuxième fois. La même odeur de gaz nous étouffe. Ma copine, complètement cagoulée, s’approche d’un petit arbre en pot qui décore l’entrée de cet hôtel chic. Elle le saisit par le tronc. Avant que j’aie pu la retenir, elle le soulève, le brandit de toutes ses forces et le balance dans la devanture du hall. Le verre se brise en milliers de petits morceaux. On dirait la neige de Davos apportée jusqu’à Berne.

Je ne sais comment on a fait pour s’enfuir jusque dans la gare avec les jets d’eau qui nous poursuivent. On arrive sur le quai, tremblants tous les trois, on attend le train. On ne sait pas bien pourquoi ma copine a fait ça, ce geste violent et symbolique, mais au fond on l’approuve. Elle nous a libérés d’une énorme rage dont personne n’avait accepté la mise en scène.

Une Zurichoise qui pleure à cause d’une balle de caoutchouc dans le ventre s’assied à côté de nous, suffoquée. On se comprend sans rien dire, on est la génération Fideris.»

P.c.c: Daniel de Roulet

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Daniel de Roulet est co-président de la nouvelle association d’écrivains AdS. Il a écrit une histoire en trente épisodes, «Davos Terminus », parue sur Largeur.com et dont le Financial Times a recommandé la lecture aux participants au forum. «Davos Terminus» a aussi été publié en anglais, en allemand et en italien.

Le 29 janvier 2003, à 20.00 sur la station DRS2 aura lieu la deuxième diffusion de sa pièce radiophonique : «Global Players».