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Davos 2003, confession d’un casseur (1)

On a sacrifié un week-end de surf pour aller protester à Davos. Mais les flics nous attendaient à Landquart. Voici ce qui s’est passé…

«Je suis étudiant en médecine dans une fac de Suisse romande. Samedi dernier, j’ai décidé d’aller à Davos protester contre le WEF avec un copain et ma copine. C’est elle qui nous a convaincus.

Dans le journal, elle avait lu que les gens qui manifestaient contre Davos ne pouvaient être qu’un groupuscule. S’il y a un groupuscule, c’est celui du WEF. Que je sache, ils sont quelques centaines à nous préparer un monde sans humour.

Je n’ai rien contre Microsoft ou Novartis, notre prof reçoit même des échantillons gratuits, mais quand Daniel Vasella, PDG de Novartis, dit que les affaires, c’est «tuer, et pas de prisonniers», je ne suis pas de son monde.

On a donc sacrifié un week-end de surf à Leysin dans les Alpes contre une sortie à Davos sans nos planches, mais avec tout notre équipement, pantalons étanches, l’anorak, les gants, le bonnet de laine et même les lunettes. C’est contre les gaz, dit ma copine qui imagine toujours que la guerre est à nos portes. Nos parents nous auraient plutôt vus à Leysin, on ne leur a donc pas trop expliqué.

J’ai dit un mot à ma mère après avoir appris sur internet qu’un vrai manifestant n’emmène pas d’agenda, mais avertit ses proches. Je suis sûr qu’elle en a parlé à mon père, mais il a fait mine de rien. Il réfléchit comme son journal. Le monde est divisé en trois catégories: les Américains guerriers, les patrons innovants et les casseurs inutiles. Il apprend ça aux cours de cadre de sa banque cantonale.

Le père de mon copain, chômeur à l’UBS, nous a souhaité bonne chance, on a trouvé ça plutôt sympa. Quant à ma copine, elle a dû prendre sa planche et la mettre à la consigne, mine de rien.

On est arrivés à dix heures du matin en gare de Zurich avec des gens qui venaient de partout. Rendez-vous dans le train spécial pour Landquart, qui est l’endroit en plaine où arrive la ligne de Davos. Ça causait surtout suisse allemand, c’était serré comme dans une télécabine pour les Diablerets (à côté de Leysin).

On a trouvé un groupe de pacifistes qui préparaient des slogans qui riment. Ambiance super sympa, les gens les uns sur les autres, et pas de bousculade devant les toilettes. On a échangé des sandwiches avec des Bâlois qui s’étaient donné la peine d’y mettre de la salade et plein de petites graines. On avait notre coca, eux ne boivent que de l’eau plate dans des gourdes. Ça sentait bon l’herbe du Maroc, on planait comme pour une course d’école à la montagne.

Mon copain qui râle toujours admirait le reflet des montagnes blanches sur le lac de Zurich, rêvant de ses half pipes jusqu’au moment où une petite rousse tessinoise lui a fait un compliment sur son sticker: « Pas de Busherie en Irak » Ils se sont mis à parler anglais. On n’était pas arrivés qu’ils échangeaient déjà leurs numéros de portable. On a chacun ses raisons contre le WEF, celles des Suisses allemands sont politiques, nous, on préfère sauter sur les bonnes occasions de dire deux mots aux trop puissants de ce monde.

A onze heures et demie, à Landquart, les haut-parleurs ont annoncé qu’il fallait se rendre sur une autre voie pour prendre le petit train rouge qui monte à Davos tout au fond d’une étroite vallée. Ce qui m’a étonné, c’est que personne ne prenne le passage sous voies. Tout le monde est passé sur les rails avec des banderoles, des cartons, des sifflets, une fanfare de folles en rose.

On a rejoint un autre groupe de gens qui attendaient là autour des trains rouges. On était quelques milliers. J’aurais dit trois mille, un autre a dit huit mille. En tout cas pas seulement un groupuscule. Il faudrait demander à l’hélicoptère qui nous survolait en permanence. Les gens qui tenaient les mégaphones ont expliqué qu’on attendait pour monter à Davos que les flics donnent l’autorisation de passer a Fideris, que ça n’allait pas tarder. Il y avait du soleil, quelques guitares à l’ancienne, du thé chaud gratuit, on avait le temps. Ça nous a donné l’occasion de faire le tour des lieux.

La gare de Landquart a beaucoup de rails et se trouve à l’extérieur de la ville. On s’est vite rendus compte qu’on était complètement encerclés par les flics. Ils avaient mis des barbelés non seulement pour nous séparer de la ville, mais aussi le long de l’autoroute qui suit les voies.

Dès que notre train est passé, ils ont aussi fermé les ponts du chemin de fer de la voie Zurich-Coire pour qu’aucun train ne passe plus. Ma copine, légèrement claustrophobe, quand elle a vu ça, s’est décidée: moi je rentre.

On a longé les barbelés tout autour, flics genevois, flics vaudois, bernois peut-être, on a dit qu’on voulait aller boire un verre dans la ville. Pas question. Ils nous ricanaient au nez. Leurs chiens aboyaient. Derrière eux, d’énormes camions pompes pointaient leurs tourelles contre nous. Ils avaient des plaques allemandes.

Au mégaphone, ça discutait. Quelqu’un a dit que dans trois minutes, la situation serait réglée. Il s’agissait de savoir si les flics nous ficheraient un a un ou tous ensemble, comme un groupuscule. (En écoutant tous nos natels sur le même relais, ils avaient déjà noté nos noms).

A Fideris, sur la ligne entre Landquart et Davos, ils avaient installé des bétaillères, prétendaient nous faire sortir des wagons, nous fouiller au corps, un à un. Finalement un compromis a été annoncé. Les flics passeraient à travers les wagons pour qu’on n’emmène pas de matériel dangereux à Davos, genre ogive nucléaire ou pied-de-biche.

A une heure et quart, après une heure trois quarts d’attente, il y a eu une grande clameur, un soulagement collectif, c’était bon, on allait pouvoir monter, voir la Montagne magique, sortir de l’encerclement. Moyennant quelques arrangements, les flics avaient ouvert les bétaillères de Fideris. On s’est tassé dans les trains rouges, des milliers de gens dans trois ou quatre rames avec les portes qui avaient du mal à fermer.

Un train est parti, puis rien. On attendait serrés, serrés dans les autres. Toutes les deux minutes quelqu’un disait qu’on allait partir. Une demi-heure plus tard j’ai demandé à ouvrir la fenêtre, ma copine sur un genou, mon copain sur l’autre, j’étouffais.

A deux heures et demie finalement les employés de la gare ont dit dans le haut-parleur que les trains ne partaient pas, la police ayant changé d’avis. Changé d’avis, pourquoi? Comment? Va savoir, on n’avait pas d’autre intention délictueuse que de monter à Davos, leur montrer qu’on n’est pas un groupuscule.

Depuis trois heures de temps on attendait là, dans le piège. Ma copine a dit qu’on n’aurait pas dû venir, mon copain qu’il ne faut jamais croire ce que promettent les flics. On a su par les news sur SMS qu’à Davos, une manif pacifique de huit cents personnes avait commencé. Les flics avaient donc laissé monter un groupuscule pour faire croire qu’en Suisse existe la liberté de rassemblement.

On aurait été dix mille, ça faisait moche dans le paysage. On s’était fait mener en bateau, en train, il allait falloir sortir de Landquart par nos propres moyens.»

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p.c.c. Daniel de Roulet

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Daniel de Roulet est co-président de la nouvelle association d’écrivains AdS. Il a écrit une histoire en trente épisodes, «Davos Terminus », parue sur Largeur.com et dont le Financial Times a recommandé la lecture aux participants au forum. «Davos Terminus» a aussi été publié en anglais, en allemand et en italien.

Le 29 janvier 2003, à 20.00 sur la station DRS2 aura lieu la deuxième diffusion de sa pièce radiophonique : «Global Players».