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«Du côté des maquereaux, Davos n’est pas en reste»

La semaine dernière, j’ai pris le petit train rouge qui monte à Davos pour aller voir sur place ce que les maquereaux nous préparaient: barbelés, containers…

Dans les Alpes suisses existent deux traditions: la tradition républicaine, qui essaie de faire respecter quelques libertés fondamentales, et la tradition des «maquereaux des cimes blanches» dénoncée par le poète valaisan Maurice Chappaz. Les deux traditions ne s’expriment pas de la même manière. J’en donnerai trois exemples à Gstaad, à St Moritz, à Davos.

A Gstaad d’abord. En 1968, à la suite d’une campagne de presse haineuse organisée par Axel Springer et son journal Bild, le leader étudiant allemand Rudi Dutschke, a reçu une balle dans la tête. Il n’est pas mort sur le champ, mais la balle n’a jamais été extraite, ce qui provoquait chez Rudi de terribles maux de tête.

Il venait donc se reposer dans les montagnes de l’Oberland bernois, jusqu’à ce soir de Noël où il est mort dans sa baignoire tandis que ses enfants jouaient dans la chambre voisine.

Axel Springer, quant à lui, coulait des jours heureux dans les mêmes Alpes, près de Gstaad où il avait fait construire un chalet sur un nid d’aigle. L’hiver, seuls les hélicoptères y avaient accès. Les maquereaux des cimes blanches lui avaient offert l’endroit en échange d’une salle polyvalente à Rougemont, avec la bénédiction d’un notaire de province, genre Pascal Couchepin.

Par une nuit de janvier 1975, deux amis suisses de Rudi sont allés incendier le Berchtesgaden d’Axel Springer. Le lendemain matin, quand le conseiller fédéral Kurt Furgler s’est fait transporter sur les lieux en hélicoptère, il n’a pu que constater, selon la chanson: «là-haut sur la montagne, n’est plus de beau chalet». On lui a montré la double trace des skieurs dans la neige fraîche. Une piste bien droite, face à la pente, dans la plus pure tradition républicaine. Axel Springer n’a jamais fait reconstruire son nid d’aigle.

Derrière St-Moritz, se trouve le val Fex où sont venus se promener Nietzsche, Faulkner, Annemarie Schwarzenbach. C’est là au fond, après Sils Maria, qu’au mépris de tous les règlements de construction Monsieur Filbinger, devenu président du land de Baden-Würtenberg a reçu de la part des maquereaux la permission d’installer une résidence secondaire où il accueillait ses douteux amis.

Hans Karl Filbinger, officier dans la marine et juge pendant la guerre, avait fait condamner à mort des marins. En 1978, il s’était justifié disant: «Ce qui était juste à l’époque ne saurait être considéré comme injuste aujourd’hui.» («Was damals Recht war, kann heute nicht Unrecht sein»).

Lors d’un week-end de Pâques, il a reçu au val Fex la visite non sollicitée de quelques membres helvétiques de la tradition républicaine. Ils lui ont fait définitivement passer le goût de la «vallée heureuse». Seules les marmottes et les bouquetins se réunissent désormais dans ce qui reste de sa tanière. Filbinger ne se montre plus en Engadine.

A Davos, le rapport entre les deux traditions est particulièrement bien illustré.

Côté républicain, la même maison a reçu Conan Doyle, Robert Louis Stevenson et Thomas Mann. Ils y parlaient du sens de la vie dont la tuberculose hâte la fin. Dans l’entre-deux guerres, dix pour cent de la population venait d’Allemagne. Heidegger côtoyait Cassirer, Einstein se produisait en concert avec son violon.

Le 4 février 1936, un jeune étudiant en médecine y a liquidé le chef du parti nazi suisse. David Frankfurter mérite l’admiration républicaine.

Du côté des maquereaux, Davos n’est pas en reste. Dans l’entre-deux guerres, ils ont fait interdire les représentations théâtrales antifascistes, la «Pfeffermühle» d’Erika Mann. Pendant la deuxième guerre mondiale, ils y ont exploité quatre hôtels, transformés en cliniques d’altitudes, réservées aux cadres du parti nazi NSDAP.

Et plus tard, quand les cadres de l’Empire ont exigé qu’on remplace les canons à neige par des canons de défense contre avions, les maquereaux ont dit: «A vos ordres».

La semaine dernière, j’ai pris le petit train rouge qui monte à Davos pour aller voir sur place ce que les maquereaux nous préparaient: barbelés, containers, les matches du HC Davos interdits.

Près de chaque nouvelle parabole de communication satellite, deux femmes flics, déguisées en touristes, montent la garde dans une chaise longue au soleil. A deux pas de l’hôtel de la Montagne Magique, j’ai rencontré un groupe de jeunes femmes d’un pays de l’Est, amenées là par quelque maquereau bien intentionné. Tout est prêt pour recevoir les Global Players.

En redescendant de Davos, le petit train rouge s’arrête à Schiers. C’est là que sont montées deux écolières qui rentraient chez elles. L’une d’elle portait des tresses blondes et, par coquetterie, un foulard palestinien autour du cou. Il lui allait très bien. Le contrôleur qui la connaissait a plaisanté avec elle:

-Quand il y aura le forum à Davos, a-t-il dit, tu ferais bien de changer de foulard.

Elle a juste dit non. Je crois qu’elle perpétue la tradition républicaine.

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Daniel de Roulet est co-président de la nouvelle association d’écrivains AdS. Il a écrit une histoire en trente épisodes, «Davos Terminus », parue sur Largeur.com et dont le Financial Times a recommandé la lecture aux participants au forum. «Davos Terminus» a aussi été publié en trois autres langues.

Le 29 janvier 2003, à 20.00 sur la station DRS2 aura lieu la deuxième diffusion de sa pièce radiophonique : «Global Players».