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Carnet de route après la guerre (fin)

Les Balkans viennent de terminer leur première année de paix après douze ans d’orage ethnique. Nos envoyés spéciaux Guillaume Dalibert et Serge Michel ont sillonné la région. Ultime volet d’un reportage en grand format.

    Il était une fois la Yougoslavie. A l’été 1990, des bruits de bottes commençaient à agiter les républiques de la Fédération construite par Tito. La suite est connue. Sanglante, elle dura onze ans.

    De la Croatie à la Bosnie, avant le Kosovo et la Macédoine, la Yougoslavie se disloqua. Quelques centaines de milliers de victimes plus tard, les feux de la guerre et du nettoyage ethnique se sont progressivement éteints depuis août 2001, avec la fragile paix de Macédoine.

    On ne parle plus des Balkans aujourd’hui, on regarde ailleurs, vers Bagdad et Oussama. A la fin de l’année 2002, la péninsule balkanique aura terminé sa première année complète sans guerre depuis douze ans. Escapade subjective.

    Episode 1. Belgrade, Novi Pazar (Sandjak).

    Episode 2. Mitrovica, Pristina.

    wholesale cialis pills Gracanica, sur la route de Pristina à Prizren.

    Episode 4. De Prizren à Tetovo, bastion macédonien de la Grande Albanie.

    Episode 5. De Skopje jusqu’à la frontière.

Bujanovac, sud de la Serbie, 28 octobre, 14 heures.

Il y a deux raisons de s’arrêter à Bujanovac, une bourgade un peu en retrait de la grande route qui remonte au nord, 25 km après avoir quitté la Macédoine pour revenir en Serbie.

La première, c’est que cette ville mixte albano-serbe (les Albanais sont majoritaires, mais les Serbes prétendent bien entendu le contraire), à un jet de pierre du Kosovo, a vu naître et prospérer début 2000 un petit mouvement de guérilla qui a effrayé tout le monde en Occident: l’UÇPMB, pour Armée de Libération de Presevo, Bujanovac et Medvedja.

Composée d’autochtones et d’anciens combattants de l’UÇK kosovare, le mouvement a pris position dans la bande de sécurité de 5 km le long de la frontière avec le Kosovo, où l’OTAN interdisait à l’armée yougoslave de pénétrer.

Or son existence a tellement exaspéré la communauté internationale que celle-ci a autorisé les forces yougoslaves à en faire façon. Belgrade a aussi, pour une fois, eu l’intelligence de promettre quelques aménagements aux Albanais de la région, comme une force de police multiethnique: on contemple aujourd’hui ses représentants dans les rues, aussi nombreux que désœuvrés.

Du coup, l’UÇPMB s’est rendue sans combattre en mai 2001. Depuis, selon un expatrié humanitaire sur place, tout est vraiment très calme selon les standards balkaniques. «Il y a juste des bombes qui explosent de temps en temps, rien de grave», dit-il.

La seconde raison de s’arrêter à Bujanovac, c’est que l’eau minérale Heba que nous avons trouvée un peu partout dans les cafés tout au long de ce voyage vient d’ici, de cette grosse usine située entre la ville et la grand-route Athène-Skopje-Belgrade.

Nous voilà devant la porte du directeur, bien décidés à le harceler de questions pointues sur le marché de l’eau ferrugineuse dans l’Europe du sud-est — c’est une ruse bien sûr. Mais le bonhomme est trop occupé à chapitrer ses collaborateurs (on entend des hurlements de l’autre côté de la porte).

Un quart d’heure passe. Devant nos visages en sueur, la secrétaire blonde qui se faisait tripoter tout à l’heure dans le couloir par le chef des ventes consent à baisser le chauffage. Un autre quart d’heure passe. Son bureau se remplit petit à petit d’employés espérant croiser leur patron. Un quart d’heure passe. Trois personnes sortent de chez le chef, tête basse, trois autres y pénètrent et vont écoper de la même furie. Arrive enfin un jeune barbu parlant anglais, notre interprète.

Le chef est devant nous, la bouche en cœur, dans un décor de croix orthodoxes, d’icônes et de symboles de l’armée yougoslave. L’eau est abondante (60 millions de litres) et pas chère, s’exporte jusqu’en Turquie. Les 500 employés gagnent bien (300 euros par mois, deux fois le salaire moyen) et vont racheter leur usine en voie de privatisation. Quelle est l’origine des ouvriers?

– Multiethnique, dit le patron.

– C’est-à-dire?

– C’est-à-dire correcte!

– Oui mais en pourcentage, cela donne quoi?

– 90% de Serbes, 10 % d’Albanais et de Tziganes. Notre usine multiethnique est un facteur de stabilité dans la région. Il n’y a pas de nationalistes ici. De toute façon, les Albanais ne voulaient pas travailler, ils sont tous partis à l’étranger.

– Mais quel est le pourcentage des ethnies, en ville?

– 60% de Serbes, 40% d’Albanais.

Infortuné directeur des eaux Heba. Les élections qui se sont tenues en juillet 2002 à Bujanovac ont porté pour la première fois un Albanais à la mairie. On peut en déduire les populations en présence: 40% de Serbes, 60% d’Albanais.

Aleksinac, centre de la Serbie, 28 octobre, 17 heures 30

Il n’y a, par contre, qu’une seule raison de s’arrêter à Aleksinac : le tourisme morbide. Cette petite ville de 17’000 âmes (à 180 km au sud de Belgrade) a été la cible, le lundi 5 avril 1999, deux semaines après le début des bombardements de l’OTAN sur la Yougoslavie, d’une terrible bavure — d’un «dégât collatéral», dans le language plus mesuré des responsables de l’Alliance Atlantique.

Il n’est pas forcément aisé de se renseigner sans avoir l’air idiot: «Excusez-nous, Monsieur, pourriez-vous nous indiquer l’endroit où… comment dire… heu… l’OTAN a… bombardé votre ville?»

Aussitôt un petit attroupement se forme, les explications sont précises, les regards assez durs.

Deux cent mètres plus loin, une rue, totalement neuve, maisons rutilantes, peinture fraîche, on dirait un quartier résidentiel de Suisse alémanique. Visiblement ce n’est pas ici. Erreur: «C’est bien ici, mais Slobodan Milosevic a immédiatement fait reconstruire le quartier après sa destruction par l’OTAN», explique une passante, Milica Jovanovic, 36 ans, qui habite dans une des maisons neuves de la rue. Elle nous invite aussitôt à boire le thé chez elle.

Dans le salon, il y aussi son mari, Nikola Sekulovic, et son frère, Sinisa Jovanovic. Ils ont tous entre 30 et 40 ans, soif d’Occident, et portent encore en eux la blessure d’avoir été bombardés par «vous, par l’Ouest, qui n’avez pas compris que nous faisons partie du même monde. Nous appartenons aussi à l’Ouest, vous savez».

Milica reprend le cours des événéments: «C’était le 5 avril 1999. Il y a eu comme un immense éclair, un grand boum hallucinant, et puis la poussière, l’obscurité du néant. Il n’y avait plus de rue, tout était détruit.»

La bavure de l’OTAN a coûté la vie à 17 personnes et en a gravement blessé quarante. Immédiatement, de nombreux sites internet sont apparus en Yougoslavie — certains existent encore, comme celui-ci — pour dénoncer les «crimes de guerre de l’Alliance Atlantique», une façon d’oublier de s’interroger sur ceux de Milosevic.

D’ailleurs, dans le salon de Milica Jovanovic, on ne parle toujours pas du passé génocidaire de l’ex-maître de Belgrade, désormais en procès à La Haye, mais on ressasse cette question: «Pourquoi nous avez-vous bombardés?»

Et de lister l’héritage laissé par les bombes occidentales: «Plusieurs rues du centre d’Aleksinac sont irradiées par les munitions à l’uranium appauvri. Les cas de cancer se multiplient chez les vieux et les enfants, et les animaux de compagnie naissent malformés. C’est un vrai crime d’avoir tué des innocents. Il n’y avait aucun objectif militaire à Aleksinac pour l’OTAN. La seule chose que l’on puisse reprocher à cette ville est d’être la ville natale de Nebojsa Pavkovic, qui était le chef d’Etat major de l’armée yougoslave au moment de la guerre du Kosovo. Ce n’est pas une raison suffisante pour bombarder des civils, ça, quand même, non?», s’emporte Milica.

Plus tard, au moment de nous raccompagner au pied de l’immeuble saisi par la brume d’une nuit précoce, Sinisa, le frère de Milica nous dit que nous ne devons plus «nous couper des Serbes, qui défendaient une cause juste». Il doit faire dans les cent kilos, 1,90 mètre de muscles dominés par une tête carrée, la nuque bien rasée. Un doute, soudain, surgit.

-Quelle est cette cause juste, Sinisa?

-La défense contre l’agression de l’islam intégriste. Les Kosovars nous menaçaient directement, militairement et démographiquement.

-Heu… que faisais-tu, Sinisa, pendant la guerre ?

-J’étais employé dans la sécurité

-La sécurité ?

-Oui, j’étais une sorte de technicien

-Mais où, exactement ?

-Dans l’armée, à vrai dire. Dans l’armée yougoslave

-Et tu travaillais où ?

-Au sud du pays

-Ha. Et où précisément ?

-Au Kosovo

FIN