KAPITAL

Harcèlement au travail: comment lutter contre ce fléau

La récente libération de la parole, sur les réseaux sociaux comme dans la presse, révèle de nombreux agissements sexistes et cas de mobbing en Suisse. Tous les secteurs économiques semblent touchés par le phénomène. Comment les entreprises peuvent-elles agir pour endiguer ces comportements dévastateurs?

Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans PME Magazine.

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 «Toutes les entreprises doivent aujourd’hui se positionner sur la question du harcèlement. Elles doivent établir clairement leur politique de tolérance zéro et informer des sanctions encourues en cas de harcèlement.» Pour la conseillère d’Etat genevoise Nathalie Fontanet, toutes les entreprises doivent aujourd’hui s’engager à lutter contre le harcèlement au travail. Un kit vient d’ailleurs de voir le jour pour les y aider.

En toile de fond, une multitude d’exemples en Suisse, entendus dans l’entourage ou relayés dans les médias. Il y a cette journaliste qui, en rubrique sportive, ne comptait plus les «blagues» sexistes de ses confrères masculins, la plus courante étant: «facile d’avoir des infos quand on fait des interviews sur l’oreiller» (voir l’encadré sur le sexisme). Ce jeune stagiaire de l’administration fédérale qui a entendu plusieurs commentaires sur son physique, à caractère sexuel, de la part d’une femme hautement placée de son département. Cette cadre d’une multinationale victime d’un harcèlement sournois, à qui l’on a retiré ses dossiers un à un, avant de lui proposer des transferts à l’interne dévalorisants. Dernièrement, la RTS a aussi été secouée par des affaires de harcèlement (Lire l’encadré sur les médias).

L’ampleur du phénomène reste toutefois incertaine: il n’existe aucune étude sur le mobbing et celle sur le harcèlement sexuel remonte à plus de dix ans. Selon elle, 28,3% des femmes et 10% des hommes sondés s’étaient déjà sentis harcelés sexuellement dans le contexte professionnel. Une nouvelle enquête a toutefois été commandée par les Chambres fédérales pour 2021. Reste qu’en période de crise, les risques augmentent, relève Laetitia Carreras, cheffe de projet au 2e Observatoire, Institut romand de recherche et de formation sur les rapports de genre. «Le contexte de crise actuelle, avec la peur de perdre son emploi, d’apparaitre sur la liste des prochaines personnes licenciées, renforce les risques de mobbing de la part d’une personne ou d’un groupe. Les causes du harcèlement psychologique sont très souvent structurelles et organisationnelles, quand bien même il existe, de manière très minoritaire, des personnes souffrant de pathologies, telles que la perversion narcissique.» (Lire l’encadré sur les profils psychologiques). Des horaires difficiles, des conflits de valeur, un travail particulièrement intense et complexe, le renouvellement d’un contrat sont autant d’autres facteurs de risques.

Plus de dix ans après la vague de suicides chez FranceTélécom et quatre ans après le début du mouvement #meetoo dans le milieu du cinéma américain, la question du harcèlement au travail semble loin d‘être réglée dans nos sociétés occidentales. Comment prévenir ces actes dévastateurs pour les individus concernés, qui témoignent parfois de dysfonctionnements dans toute une organisation? Comment les qualifie-t-on juridiquement? De quel recours les victimes disposent-elles? Quels sont les devoirs de protection de l’employeur? Explications.

  1. Les multiples facettes du harcèlement

Mais où commence le harcèlement? Une forte pression au travail suffit-elle pour le qualifier? «Dans la grande famille des risques psychosociaux, reconnus par le droit du travail et la recherche, on opère une distinction entre l’atteinte à l’intégrité personnelle et une sollicitation mentale excessive (ou insuffisante) au travail, explique Laetitia Carreras, qui anime également des formations pour les entreprises. Les discriminations, la violence verbale ou physique, le mobbing ou le harcèlement sexuel font partie de cette première catégorie d’atteintes, dont certaines infractions sont condamnables pénalement.» Les auteurs peuvent être des supérieurs, des subordonnées, des collègues; mais aussi des clients de l’entreprise.

Harcèlement sexuel et mobbing se mêlent dans certaines situations. «Le harcèlement psychologique d’une personne trouve parfois son origine dans des avances non désirées», souligne Laetitia Carreras. Ils présentent aussi plusieurs similitudes. Les deux types d’agissements ont des conséquences sur la santé des victimes. Celles-ci sont souvent perçues comme coupables de la situation. Enfin, dans les deux cas, les coûts se révèlent élevés pour l’employeur: absentéisme, turn-over, climat de travail perturbé, mauvaise image à l’extérieur, etc. «L’effet de tels comportements se révèle souvent dévastateur, autant pour les employés concernés que pour les autres collaborateurs et engendre également des coûts en matière d’efficience et de dégâts d’image», estime Nathalie Fontanet, conseillère d’Etat genevoise en charge du Département des finances et des ressources humaines.

Des différences existent toutefois, de définition d’abord. Le mobbing (que l’on appelle aussi harcèlement moral ou psychologique) est caractérisé dans la jurisprudence du Tribunal fédéral par des enchaînements de propos et/ou d’agissements hostiles, qui se répètent sur une durée assez longue, de la part d’un individu ou d’un groupe. Le but est d’isoler, de marginaliser, voire d’exclure une personne. Les effets sur la santé et la personnalité de la victime sont déterminants pour qualifier le harcèlement. «Cette catégorie des agissements hostiles est large», explique Mélanie Battistini, cheffe de projet au 2e observatoire. Elle recouvre des atteintes aux conditions de travail (perte d’autonomie, retrait des outils de travail, attribution de tâches dangereuses, critiques exagérées et injustes des travaux effectués…) ou un isolement et un refus de communiquer. Elle comprend aussi des atteintes à la dignité et à l’honneur telles que le lancement de rumeurs, des propos ou des gestes méprisants, la critique de la vie privée, des croyances, des origines, etc. «Enfin, elle englobe la violence verbale ou physique, comme des bousculades, des menaces physiques ou encore des visites au domicile.»

Photos de femmes nues

Le harcèlement sexuel peut, contrairement au mobbing, se fonder sur un seul agissement. Il est défini depuis 1996 par la loi fédérale sur l’égalité entre femmes et hommes. Il correspond à un comportement discriminatoire qui importune le collaborateur ou la collaboratrice sur son lieu de travail. Peu importe l’intention de l’auteur, le ressenti de la victime est dans ce cas déterminant.

Un chantage implicite ou explicite à caractère sexuel est la première forme de harcèlement sexuel. La loi cite les exemples suivants: «proférer des menaces, promettre des avantages, imposer des contraintes ou exercer des pressions de toute nature sur une personne en vue d’obtenir d’elle des faveurs sexuelles.» Un regard qui déshabille ou une remarque embarrassante sur l’apparence physique constituent des agissements répréhensibles.

Autres formes de harcèlement sexuel selon la loi: les remarques sexistes ou fondées sur l’appartenance sexuelle. Depuis 2008, le Tribunal fédéral a étendu cette catégorie à un «climat de travail hostile». «Il a par exemple condamné un bistrot de quartier vaudois dans lequel le gérant traitait la sommelière de ‘connasse’ et disait que les femmes étaient toutes des ‘salopes’ ; ou une société horlogère dans laquelle des photos de femmes nues étaient affichées au poste de travail et où des emails à caractère sexuel étaient envoyées», cite Mélanie Battistini du 2e observatoire. Les entreprises sont donc légalement responsables d’établir un cadre de travail respectueux de l’intégrité physique et psychologique de leurs employés, et portent leur part de responsabilité devant les tribunaux en cas de harcèlement.

  1. Comment réagir à un cas de harcèlement

Depuis une jurisprudence du Tribunal fédéral en 2012, les entreprises sont incitées à désigner une «personne de confiance». Celle-ci qui peut être formée à l’interne, mais il reste préférable de favoriser un médiateur externe qui permet d’amener un cadre confidentiel et indépendant de l’entreprise. «La médiation permet aux victimes de s’exprimer dans un milieu protégé, détaille Luc Wenger, médiateur au sein du cabinet Intermède à Neuchâtel et référent dans des entreprises et organisations de Suisse romande, comme l’Université de Lausanne et celle de Neuchâtel. Parfois la discussion entre la victime et l’harceleur présumé clarifie la situation et répond aux incompréhensions. Les allégations de harcèlement relèvent parfois plus de ressentis que de faits objectivés. Dans ces cas, un dialogue dans un cadre protégé peut contribuer au règlement d’une situation. Par contre, en cas de harcèlement avéré, il n’y a plus de médiation possible puisque ce sont des sanctions qui doivent être prises.» On estime qu’entre 1% et 5% des employés d’une entreprise se réfèrent aux médiateurs, par année.

Les victimes de harcèlement peuvent donc s’adresser à leur médiateur, mais aussi dans un premier temps à leurs collègues. «Chaque employé a un rôle à jouer dans la lutte contre le harcèlement, souligne Nathalie Fontanet, conseillère d’Etat genevoise chargée du Département des finances et des ressources humaines. Les collègues sont souvent au courant des situations de harcèlement, et peuvent signaler, voire endiguer le problème par leur écoute et leurs actes de soutien.» Lorsque qu’une victime s’adresse aux ressources humaines (RH), ces dernières ont l’obligation légale d’agir. «Les RH doivent être très claires quand un employé s’adresse à elles, dit Laetitia Carreras du 2e Observatoire. Elles ont un devoir de discrétion, mais pas de confidentialité. Elles doivent prendre des mesures et en parler à la direction pour que la situation de harcèlement cesse.»

L’importance du climat de travail

La perception du harcèlement moral reste cependant souvent subjective, rappelle Luc Wenger. Les statistiques montrent que 60% des plaintes déposés ne relèvent pas du harcèlement. «De nombreuses personnes se sentent harcelées parce qu’elles ne sont pas épanouies dans leur travail, parce que des problèmes de compétences ou de profil de poste sont détournées sur un terrain relationnel ou simplement par ce qu’elles se font reprendre par leur hiérarchie», dit-il. Selon les règlements en vigueur dans les organisations, les médiateurs peuvent signaler des abus allégués auprès de l’entreprise et des collaborateurs.

«Généralement, les situations qui font appel à une médiation constituent des cas déjà relativement graves, autrement ils sont d’abord gérés en interne, explique Luc Wenger. Dans ce sens, les PME -contrairement aux institutions publiques- ont une plus grande marge de manœuvre parce qu’il leur est plus facile de licencier en cas d’abus.» Dans les cas plutôt rares où le harceleur est un client ou un fournisseur, l’employeur reste responsable de ses employés, mais n’a pas de prise directe sur ses fournisseurs ou ses clients hormis la rupture des relations contractuelles. Il doit en revanche agir pour stopper les abus et protéger ses collaboratrices et collaborateurs.

A la suite d’une affaire de harcèlement, les entreprises doivent rétablir un climat de stabilité au sein des équipes. Pour Anne Saturno, chargée de projet au Bureau de promotion de l’égalité et de prévention des violences (BPEV) de Genève: «La direction doit se montrer transparente sur la situation, prendre des sanctions appropriées et rétablir la confiance. Elle doit réaffirmer que le harcèlement n’est pas toléré dans l’entreprise et renforcer ses mesures de prévention.»

  1. Prévenir plutôt que guérir

«Pendant longtemps, les gestes et propos déplacés étaient tolérés, les victimes de harcèlement sexuel n’exprimaient pas ce qu’elles ressentaient et les auteurs n’avaient pas forcément conscience qu’ils harcelaient, dit Nathalie Fontanet, conseillère d’Etat genevoise. Avec la prise de conscience actuelle, personne ne pourra plus dire ‘je ne savais pas’.»

Le droit du travail impose que les entreprises, quelle que soit leur taille, prennent des mesures afin de prévenir tout risque de harcèlement sexuel, mobbing ou autre forme de discrimination. Il est ainsi recommandé d’établir une déclaration de principe interdisant les atteintes à l’intégrité personnelle. Il est aussi judicieux de mettre en place une procédure claire en cas de plaintes, avec une liste de sanctions possibles (allant des excuses formelles, à l’avertissement ou au licenciement). Il convient également d’informer les collaborateurs en explicitant les différentes formes d’atteintes à la personnalité, leurs effets, et les attitudes qui ne sont pas tolérées. «Désigner des personnes de confiance permet aux employés de témoigner en toute confidentialité et impartialité, ajoute Anne Saturno. Mais ce médiateur ne représente qu’un seul élément du dispositif de prévention à mettre en place dans l’entreprise. Il doit impérativement s’accompagner de sensibilisation de tout le personnel, d’une formation des managers qui ont le devoir d’agir et de faire cesser le comportement importun et d’une communication interne régulière.» Mélanie Battistini du 2e Observatoire, complète: «Quand un règlement existe et qu’il est connu de tous (du personnel technique, de nettoyage, de l’administration…), il est plus facile de rappeler le cadre, de dire ‘ce n’est plus acceptable’.»

Le rôle de l’entreprise

Dans le processus de libération de la parole, le comportement de l’entreprise se révèle central: «La direction doit impérativement annoncer une politique de tolérance zéro pour éviter les effets d’omerta», dit le médiateur Luc Wenger. Il existe plusieurs signaux d’alerte pour repérer une personne harcelée, allant de la démotivation, au comportement inadéquat jusqu’à l’absentéisme, provoquant dans les équipes des tensions et des disputes.

Sous l’impulsion du canton de Genève, la Conférence suisse des délégué-e-s à l’égalité (CSDE) a développé un outil clé en main à l’attention des entreprises pour prévenir le harcèlement sexuel au travail. Lancé en novembre 2020, le kit gratuit comprend une série d’affiches, des fiches d’informations personnalisables et des vidéos explicatives. L’Etat de Genève a par ailleurs conçu une formation en ligne à destination des entreprises. Elle est obligatoire au sein de l’administration genevoise. Intitulée «Moi? Harceler?! Si on ne peut plus rigoler…», elle sensibilise au travers de mises en situation. «Ce kit est particulièrement utile pour les petites entreprises qui n’ont pas forcément les ressources nécessaires pour la prévention, explique Anne Saturno, chargée de projet au BPEV. Pour les multinationales qui ont déjà une structure en interne, c’est un outil supplémentaire.»

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Le sexisme, une forme de harcèlement sexuel

Afficher/faire circuler des images ou tenir des propos dégradants sur les femmes entrent dans la définition du harcèlement sexuel selon la loi suisse sur l’égalité. Des remarques sexistes ou plaisanteries sur les caractéristiques, le comportement ou sur l’orientation sexuelle de collègues sont des manifestations du harcèlement sexuel, rappelle le 2e Observatoire, institut romand sur les rapports de genre. Les entreprises sont tenues de bannir ces agissements, blagues sur les blondes comprises.

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Check-list de la prévention contre le harcèlement en entreprise

  • Etablir une déclaration de principe
  • Mettre en place une procédure claire en cas de plaintes, avec une liste de sanctions possibles
  • Sensibiliser tout le personnel et former les managers
  • Désigner des personnes de confiance