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Coup de froid sur la mer Noire (et brise américaine)

Avec leurs conseillers militaires en Géorgie et de nouvelles bases sur territoire roumain, les Etats-Unis renforcent leur position dans la région. Chronique de Bucarest.

Il soufflait un petit vent frisquet sur les rives de la mer Noire ces derniers jours. Comme s’il fallait que cette fausse mer se recroqueville sur elle-même, retrouve son statut de lac antédiluvien quitte à repousser dans la Méditerranée les eaux et le sel qui, en des temps immémoriaux, débordant par le Bosphore la relièrent aux grands flux océaniques.

Mais de même que l’histoire ne se répète pas, on ne saurait refaire la géologie! Ni calmer le déchaînement des passions politiques dans une région qui après avoir trop longtemps sommeillé sous la coupe des Turcs et des Russes retrouve une nouvelle jeunesse.

Dimanche dernier, sur la rive septentrionale, les placides Ukrainiens – paysans moustachus, babouchka aux foulards colorés et aux lourdes jupes, citadins désespérés, jeunes sans avenir – ont envahi par dizaines de milliers le centre des villes, à commencer par Kiev, la capitale aux églises rutilantes.

Ils n’en peuvent plus de la corruption de la clique au pouvoir alors qu’ils végètent depuis dix ans dans une misère noire, ils ne supportent plus de voir des apparatchik milliardaires en dollars s’approprier impunément les richesses du pays sans même laisser quelques miettes à ceux qui les produisent, ils en ont marre de voir leurs filles happées les unes après les autres par le cycle infernal de la prostitution.

Il faudra encore bien des manifestations avant que le pouvoir change, mais, depuis la proclamation de l’indépendance ukrainienne, c’est la première fois qu’ils relèvent la tête. Ils reviennent de loin: l’irruption du capitalisme sauvage dans ces vastes plaines s’est faite avec une violence traumatisante inimaginable.

Plus à l’est, là où la mer Noire bat les flancs du Caucase, les Géorgiens tentent de faire taire leurs divisions pour faire face à la menace russe. Moscou brandit sans vergogne la menace d’une intervention militaire, sous prétexte de pourchasser des «bandits tchétchènes» prétendument réfugiés dans les gorges du Pankissi.

Les «bandits tchétchènes» ont bon dos. Conquise à l’époque de Napoléon, la Géorgie est la plus ancienne colonie russe dans le Caucase, elle est traditionnellement la clé du système de domination dans toute la région.

Pour se protéger, Edouard Chevarnadzé, l’ancien ministre des affaires des Affaires étrangères de Gorbatchev rentré au pays pour y faire le président, s’est risqué à appeler les Américains qui se sont fait un plaisir de lui envoyer des conseillers militaires.

Le 12 septembre, alors que Bush tenait le monde en haleine en posant ses conditions à l’Irak, Poutine fit savoir au Conseil de sécurité qu’il avait la ferme intention de faire respecter son «droit à l’autodéfense» en Géorgie en envoyant ses troupes mater les «bandits tchétchènes» et accessoirement leurs amis géorgiens. Le lendemain, le Département d’Etat réagissait avec vivacité, l’Union européenne aussi.

Mais si Bush lâche ses boys sur l’Irak et si Poutine profite du tintamarre pour lâcher les siens sur la Géorgie, comment les Occidentaux pourraient-ils s’y opposer sans élargir la guerre arabe au Caucase?

A l’ouest de la mer Noire, les Roumains vivent, eux, une espèce de douce schizophrénie. Depuis la cinglante défaite électorale subie il y a deux ans par la droite – son principal parti ayant carrément disparu du parlement –, le pays est à nouveau dirigé par le président Iliescu et les «néocommunistes».

Leur programme? Business as usual. C’est-à-dire champ libre à la corruption la plus effrénée, mais avec la manière. Et cette manière par les temps qui courent est de proclamer haut et fort la volonté d’adhérer à l’Union européenne et à l’OTAN.

Comme les résultats économiques sont loin d’être brillants, Bruxelles va temporiser. Mais pas l’OTAN dont les objectifs sont très différents. Entre les bases américaines d’Allemagne et celles de la frontière turco-irakienne, le littoral roumain de la mer Noire offre une halte intéressante.

Depuis quelques mois, l’armée américaine a pris ses quartiers près du port de Constanza et y bétonne dur. En récompense de ses services, la Roumanie devrait intégrer l’OTAN fin novembre au sommet de Prague.

En attendant, le souriant néocommuniste Iliescu (à Bucarest, il est surnommé la Joconde) se veut encore plus proaméricain que Berlusconi, son concurrent en sourires radieux: non seulement la Roumanie a été le premier Etat à s’aligner sur les Etats-Unis dans leur lutte contre le Tribunal pénal international, mais jeudi dernier, le président roumain ne trouvait pas de mots assez forts pour souligner l’excellence du discours de George W. Bush.