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L’exil en Suisse raconté par un Kosovar

Le peuple suisse vient d’adopter une loi plus répressive à l’égard des réfugiés. Les Kosovars sont particulièrement visés. Comment réagissent-ils à cette mauvaise réputation?

«Connaissez-vous la différence entre un oiseau et un Kosovar? Les oiseaux volent pour migrer, les Kosovars, eux, migrent pour voler». Agim sourit de sa plaisanterie. Il vient du Kosovo. Lorsqu’il rapporte les railleries qui courent sur ses compatriotes, son visage ne trahit ni rancoeur, ni colère.

Voilà bientôt dix ans qu’il est arrivé sur les bords du Léman pour faire ses études. S’il opte pour la facétie lorsqu’on lui demande ce qu’il pense de la mauvaise réputation des Kosovars, c’est peut-être que l’exil en Suisse n’est supportable qu’avec une bonne dose d’humour.

Seulement voilà, en Suisse, on ne plaisante pas. Le peuple l’a prouvé le 13 juin dernier en acceptant une loi plus répressive et des mesures d’urgence contre les abus des réfugiés. Le spectre de la criminalité a fini par faire mouche et les Suisses ont pris peur.

L’année dernière, en Suisse, 55% des délits ont été commis par des étrangers. Une majorité d’entre eux sont des Kosovars. «Mais pas des requérants, insiste Christian Levrat, de l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés. Les chiffres englobent des bandes mafieuses qui oeuvrent sur notre territoire sans y être établies. Nous mélangeons tout, et nous traitons les Kosovars comme nous avons traité les Italiens et les Tamouls avant eux: les derniers arrivés et les plus nombreux sont les boucs-émissaires».

Autrement dit, ceux que l’on connaît le moins, et dont les individualités se perdent dans la masse des préjugés et des statistiques.

Gare aux chiffres: derrière les nombres, il y a des visages. Or, parmi les 70% de Suisses à s’être prononcés en faveur d’un durcissement de la politique d’asile, combien ont pris la peine de faire un brin de causette avec Agim ou l’un des siens?

Problème de langue? Agim parle un français parfait: «Et celle là, vous la connaissez? A quoi reconnaît-on le marié dans un mariage kosovar? C’est celui qui porte le plus beau training! Vous n’avez jamais remarqué que tous les Kosovars se promènent en training?»

Les stéréotypes ont la vie dure. Agim, lui, porte la tenue de camouflage classique, jeans et T-shirt, sous une veste en velours côtelé. «Je ne me laisse pas abattre par les sarcasmes de ceux qui adoptent des idées toute faites», dit-il en déposant sur la table le formulaire qu’il vient d’extraire de sa sacoche («c’est un ami suisse qui est tombé dessus par hasard»): un simulacre de demande d’asile qui circule en Suisse depuis quelques semaines.

Le «Yugo», comme précisé sur le questionnaire, est supposé cocher les bonnes réponses: «Toi avoir passeport: sans? volé? d’un mort? Quoi être hobby préférence: voler? dealer? violer? Toi conduire voiture quelle marque: Mercedes? BMW? Porsche?». Ainsi de suite. Voilà pour l’humour suisse.

Il y a évidemment dans ce pays des Kosovars qui n’ont pas de problème avec la justice. Il y en a même beaucoup. Des gens cultivés, chaleureux, des professeurs ou de simples ouvriers. Des gens tout juste arrivés aussi, épuisés, traumatisés, humiliés. Et qui ne portent pas de training. Que pensent-ils de cette mauvaise réputation qui leur colle à la peau?

«La criminalité n’est pas un problème nouveau au Kosovo. Les Serbes l’ont laissée s’installer parce qu’en compromettant la réputation des Kosovars, elle servait leur propre intérêt. Comment expliquer autrement que la délinquance n’ait jamais été réprimée dans un pays où la police est partout? Au Kosovo, les voleurs ont moins souvent affaire à la justice que les intellectuels et les artistes», déclare Sefedin Asllani, responsable de l’Association Mère Teresa, à Renens (VD), et travailleur social au bureau des réfugiés de la commune de Lausanne.

Pourtant, Sefedin, comme Agim, se refuse à parler de mafia. Albanaise, italienne, peut-être, mais pas kosovare. «Il ne peut y avoir de mafia dans une région occupée. Il faut être idiot pour croire que les Serbes auraient pris un si grand risque alors qu’ils avaient les moyens de le contrôler».

Mafia ou pas, la réputation des Kosovars en Suisse n’est pas rose et les chiffres le confirment. «Les requérants ont besoin d’encadrement, explique Sefedin. Lorsqu’ils arrivent ici, ils se retrouvent entre hommes, loin de toute structure sociale, avec 3 francs par jour d’argent de poche (12 francs français, ndlr). Comme ils ne peuvent pas faire venir leur famille, ils mènent une sorte de vie en parallèle, premier pas vers la délinquance. Nous sommes pourtant issus d’une société très patriarcale et nous avons en Suisse des Kosovars respectés. Il leur suffirait d’une discussion avec des requérants mal intentionnés pour les raisonner. Mais il n’y pas de structure en place pour permettre ce type de rencontres».

Agim hausse les épaules et range dans sa sacoche l’odieux formulaire de demande d’asile destiné aux «Yugo». «Il y a des Kosovars qui vivent ici depuis vingt ans et que ces choses-là blessent beaucoup», lâche-t-il avant de payer sa bière et d’oublier de régler les cigarettes… «Aïe! En voilà encore quelques uns qui pourront dire que tous les Kosovars sont des voleurs…»

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Corinne Bloch est journaliste à Lausanne.