Notre univers culturel et intellectuel nous associe plus naturellement à des congénères librement choisis qu’à des voisins confédéraux obligatoires. Ma patrie est donc ailleurs.
On n’affirmera pas que la prétendue «polémique» du 1er Août ait atteint, dans la presse écrite et parlée de Suisse romande, un record d’acuité. Elle n’a guère débordé le plan de l’affect posé comme une nécessité collective immobile, et la notion de pays définie comme la seule destinataire possible de cet affect: soit vous éprouvez envers la société qui vous entoure le sentiment d’une dette quasiment familiale, et vous révérez l’idée de Nation qui représente cette famille, soit vous éprouvez à l’endroit de cette société des détestations tout autant familiales, et vous brûlez votre passeport et le drapeau national.
Cette problématique, que le sociologue Ueli Windisch lui-même ne dépasse guère, comme en témoignent ses réponses convenues au journal «24 Heures» (comme celle de Ben Vautier au «Matin»…), est exiguë. Il faut sérieusement ramifier la réflexion, et se demander notamment ceci: quelle(s) instance(s) cristallise(nt) aujourd’hui le besoin d’affect adressé par les citoyens de façon convergente, jusqu’ici, en direction de la patrie? Qu’est-ce qui relaie celle-ci comme lieu de projection identitaire? Qu’est-ce qui satisfait, à sa suite, notre instinct d’appartenance?
Autrement dit: à quoi, ou à qui, chacun d’entre nous s’identifie-t-il en 2002?
A telle figure de champion sportif, comme Lance Amstrong? Bien sûr, pour certains. Aux milieux intellectuels et culturels qui gravitent autour du «Monde» et de «Libération»? Bien sûr aussi, pour d’autres. Aux hommes d’affaires efficaces et prospères, qui font du champ économique planétaire un théâtre quotidien scintillant? Bien sûr aussi, pour d’autres encore. A la prospérité financière en tant que telle? Evidemment – surtout: de nos jours, rien n’est plus enviable qu’immigrer enfin dans ce pays moderne et volatil caractérisé non plus par un territoire matériel et des douaniers, mais par de la richesse et du pouvoir d’achat.
Ainsi toute la question se déplace-t-elle en fonction de repères inédits. Contrairement à ce que pensent tel régisseur de théâtre à l’Expo.02 et ses adversaires de l’UDC, ce n’est pas en soi que le passeport rouge à croix blanche devient un objet discutable. C’est en sa qualité d’objet toujours plus vivement concurrencé. Sa dimension symbolique est en voie de dépassement par l’ordre quotidien concret: la société du spectacle et de la consommation s’impose désormais, dans notre esprit, comme un Etat beaucoup plus convaincant que l’Etat classique.
Je veux dire que notre époque nous propose dix ou cent passeports non institutionnels dont nous percevons très intuitivement qu’ils nous associent beaucoup plus sûrement, et beaucoup plus agréablement, à des congénères enfin librement choisis: en lisant chaque jour «Le Monde» ou «Libération», je profite infiniment plus de mon voisinage avec l’univers intellectuel et culturel parisien que je n’ai jamais profité de mon voisinage confédéral obligatoire avec les Schwytzois ou les Zurichois.
Telle est la circulation des tropismes et des affinités, personnels autant que communautaires, qu’il s’agit de répertorier et d’analyser aujourd’hui. Le reste est pure gérance (mollement contradictoire) de vieilleries.