Remixeurs réputés, les Lausannois grimpent dans les charts, se méfient des ordinateurs et traversent l’Atlantique avec des disquettes zip. Premier volet de notre série sur les artistes du XXIe siècle.
On entend le refrain et tout devient évident: c’est l’un des tubes de l’été 2002. Le public britannique l’a déjà hissé au sommet des play-lists, les DJ allemands le font tourner en boucle et les radios grecques le matraquent sur les plages.
I feel much better at night: le soulagement de la nuit qui tombe et, de la vraie vie qui commence. Le refrain paraît familier et pourtant, c’est du tout neuf, millésimé XXIe siècle. «Nous avons trafiqué la voix de notre chanteuse pour lui donner ce côté usé, comme si on l’avait samplée sur un vieux disque», explique le producteur lausannois Sébastien Kohler.
Avec son frère Stephan, mieux connu sous le nom de platine de Mandrax, il a fondé Shakedown, qui se profile comme l’un des rares groupes suisses exportables. Il y a quelques semaines, leur sixième place dans les hit-parades britanniques leur a valu une invitation à l’émission mythique de la BBC, Top of The Pops, qu’ils ont honorée dans des combinaisons de protection antiseptique genre E.T. «Nous sommes montés sur scène entre Mary J. Blige et Enrique Iglesias: comme expérience familiale, c’était assez particulier…»
Toute l’histoire de Shakedown est une expérience familiale assez particulière. Car les deux frangins se sont d’abord imposés en solo, comme deux chiens de faïence séparés par l’Atlantique et une sorte de rivalité rythmique.
L’aîné, Stephan, qui avait interrompu des études de médecine pour devenir l’un des pionniers européens de la house, était installé à Manhattan, où ses cachets de DJ lui permettaient de vivre en produisant des 12-inches (notamment le tube Nobody’s Business sous le nom de H20 en 1996).
Pendant ce temps, Sébastien travaillait comme ingénieur du son à Londres, enregistrait «des morceaux bizarres de dix minutes» avec Alex Attias sous le nom de Bel Air Project et commençait à s’imposer en tant que producteur, notamment de Benjamin Diamond et Geoffrey Oryema. Les frères Kohler évoluaient en parallèle.
«Et puis, je suis parti un mois et demi à New York et c’est là que j’ai retrouvé mon frangin, explique le cadet. On a commencé à enregistrer ensemble: l’alliance s’est faite de manière naturelle. Nos cultures musicales sont semblables, on comprend tout de suite ce que l’autre veut dire.» Sébastien sait de quoi il parle: il a appris le métier en travaillant au noir, mal payé dans un studio londonien miteux, et il dit que «pour réussir un enregistrement, la moitié du boulot, c’est du social».
Et l’autre moitié de la technique. «Comme on travaille souvent à distance, nous nous sommes arrangés pour avoir le même matériel à New York et Lausanne. Et je fais des aller-retour entre les deux villes avec les morceaux sur des zips.» Les titres de Shakedown sont conçus sur Macintosh, par couches successives. «Mais nous ne mettons pas tout sur l’ordinateur. On s’efforce de conserver ces imperfections qui donnent un certain grain au son, avec des filtres et des vieux synthés.»
Shakedown travaille aussi avec des musiciens professionnels, ce qui peut réserver quelques surprises. «Un morceau de p-funk que nous avions enregistré avec le bassiste lausannois Marcello Giuliani est arrivé aux oreilles de Bootsy Collins (n.d.l.r.: bassiste légendaire de Sex Machine), qui a immédiatement décidé de l’intégrer à son nouvel album. On lui a donc envoyé les bandes, et il a demandé à Macy Gray de venir enregistrer les chœurs, à Fred Wesley et Maceo Parker d’ajouter des cuivres et aux Ohio Players de faire les claquements de mains… On n’y croyait pas! Et quand il nous a renvoyé le tout pour le mix final, on s’est aperçus qu’il avait gardé la basse originale.»
Remixeurs remixés
La crédibilité des musiciens électroniques est souvent mesurée au prestige des remixes qu’on leur confie. Réassembler les pistes d’un artiste respecté, ça vous place immédiatement sur la scène internationale.
Shakedown est plutôt gâté de ce côté-là. La première fois que le nom du duo est apparu sur une pastille, c’était pour un remix de Sly & Robbie. Les Lausannois ont ensuite été mandatés par Mirwais (producteur de Madonna) et par les fusées norvégiennes de Röyksopp. «Et là, on vient de terminer un remix pour les Chemical Brothers. S’ils ne l’acceptent pas, aucun problème: ils nous paient de toute façon. On récupérera la base rythmique pour un de nos titres.»
Si les maisons de disques sont prêtes à débourser à chaque fois quelques milliers de francs pour faire remixer leurs artistes, c’est parce qu’elles savent que chaque nouvelle version leur ouvrira la porte de clubs sélectifs. Shakedown a d’ailleurs largement bénéficié de cet effet.
Leur tube At Night a été remixé par Alan Braxe, Mousse T, Kid Crème et AfterLife. Résultat: pendant quelques jours, il a été l’un des morceaux les plus joués en Grande-Bretagne. «Bizarrement, il y a eu aussi des musiciens estoniens, Rulers of the Deep, qui ont remixé notre titre sans qu’on ne leur demande rien. Comme le résultat était excellent, la maison de disques a finalement décidé de le publier.»
——-
Shakedown
«You Think You Know»
(Muve/Musikvertrieb)
——–
Une version de cet article de Largeur.com a été publiée le 7 juillet 2002 dans l’hebdomadaire Dimanche.ch.
Retrouvez Largeur.com chaque semaine dans la page Néoculture de