KAPITAL

Le roi des marchés boursiers jouait double jeu

Scénario cauchemar pour la banque Merrill Lynch: son analyste vedette Henry Blodget a été piégé par ses e-mails. Et c’est tout un système qui vacille.

Henry Blodget échappera-t-il aux tribunaux? Ce serait l’ultime tour de force de l’ex-star de la banque Merrill Lynch.

Au temps de sa splendeur, Blodget est l’analyste du secteur internet le plus influent au monde. Il peut expédier n’importe quelle action dans la stratosphère simplement en la recommandant à la télévision.

Icône de la nouvelle économie, il est un habitué des plateaux de CNN et CNBC. On le surnomme Elvis ou King Blodget. Blond, jeune, glacial, il a le regard d’un tueur. Il squatte les pages financières autant que les rubriques people des magazines. C’est la star de Wall Street.

Blodget accède à la célébrité quand il prévoit que l’action Amazon grimpera à 400 dollars. Elle n’en vaut alors que 240. Les pontes de la branche sont persuadés que l’action n’ira pas plus haut. Mais la fièvre n’en est qu’à ses débuts et le titre Amazon bondit à 400 dollars. Il n’en faut pas davantage pour déclencher l’hystérie.

Chez Merrill Lynch, l’analyste suit une vingtaine de firmes internet qu’il soutient toutes efficacement. Il est des plus optimistes au sujet de eToys et Pets.com. Ces sociétés n’ont pas survécu à l’explosion de la bulle boursière au printemps 2000.

Des erreurs qu’il n’a pas été le seul à commettre. Les risques du métier… Mais là où ça se gâte, c’est quand on découvre ce que Henry Blodget pensait vraiment de ces titres.

Car lorsqu’il envoie des e-mails à ses collègues, Henry Blodget se lâche. La justice américaine a examiné des milliers de ses messages électroniques. «Les données fondamentales de la compagnie sont épouvantables»… «rien d’intéressant excepté les honoraires»… «il n’y a pas de plancher pour cette action», écrit-il à propos de titres que, par ailleurs, il recommande.

Carrément grossier, il les qualifie ces actions de «such a piece of crap», «a piece of shit», «a piece of junk» ou encore «a dog»…

Révélées au public ce printemps, ces remarques éclairent le fonctionnement de l’internetmania. Il semble que l’analyste appuyait des titres boiteux uniquement pour assurer à Merrill Lynch de gros bénéfices. Comme par hasard, ces sociétés ont fait leur entrée en bourse sous le parrainage de Merrill Lynch. Et Blodget a souvent lui-même supervisé l’opération en tant que conseiller.

De juteux contrats d’introduction en bourse ont sans doute été attribués contre la garantie que l’action serait ensuite recommandée. Si le cours monte, la banque est aussi du bon côté en tant qu’investisseur, lorsqu’elle revend sa participation au prix fort. Comme l’ensemble de ses confrères, Blodget touche des bonus qui dépendent des résultats obtenus. Pas exactement un gage de neutralité.

Significatif du rôle-clé des analystes durant cette période d’euphorie boursière, les sommes consacrées à la recherche financière ont explosé entre 1997 et 2000. Juste avant que les cours s’effondrent, Blodget a vu son salaire annuel passer de 3 à 12 millions de dollars.

Voilà pour les gagnants de ce système.

Les perdants, il faut les chercher chez les clients des analystes. Les investisseurs institutionnels par exemple. Des fonds de pension dans lesquels sont réunies des sommes énormes. Bien que gérés par des professionnels en théorie avertis, beaucoup ont laissé des plumes dans le crash du marché boursier.

Et celui qui laisse sa chemise dans la supercherie, c’est le petit investisseur. Il se fie aux noms les plus en vue pour placer l’argent de sa retraite. Au printemps 2001, Merrill Lynch a déjà versé 400’000 dollars de dédommagements à un particulier qui a perdu un demi-million de dollars en suivant les conseils de Blodget.

Merrill Lynch a fait depuis l’objet d’une trentaine d’actions en justice. En échange de leur retrait, la banque a accepté fin mai un arrangement pour éviter le procès et le déballage public. Il lui en coûtera 100 millions de dollars d’amende ainsi qu’une réforme qui doit assurer l’impartialité de la recherche financière. L’action Merrill Lynch reste néanmoins au plus bas. L’établissement n’est pas à l’abri de nouvelles plaintes.

Face aux banques, il y a le procureur général de l’Etat de New York. Eliot Spitzer est parti en croisade pour moraliser Wall Street. Sans doute aussi pour des raisons électorales car il rêve de devenir gouverneur dans cinq ans.

Une douzaine de banques, toutes des grands noms, sont dans le viseur. Le Credit Suisse First Boston vient d’accéder aux requêtes du procureur en annonçant également des mesures pour garantir l’indépendance de ses analystes.

Pour l’heure, Henry Blodget n’est pas inquiété. En novembre 2001, il saisit une opportunité offerte par son employeur qui veut réduire ses effectifs. Merrill Lynch promet des primes mirobolantes pour tout départ volontaire. En quittant son poste, l’analyste aurait touché une indemnité de deux millions de dollars.

Blodget a maintenant 36 ans. Il doit prendre la direction d’un fonds d’investissement. Il compte aussi écrire un livre sur la bulle spéculative.

Cette semaine, la banque Merrill Lynch a reconnu qu’elle recommandait statistiquement plus volontiers ses propres clients que les autres entreprises. Selon la recherche effectuée, 26% de ses clients ont été qualifiés de «strong buys», contre 18% sur l’ensemble du portefeuille général.