Son succès relève-t-il de l’exception française? A Londres où elle est venue défendre en personne son récit érotique, Catherine Millet a provoqué l’admiration. Mais au-delà des salons, la critique est partagée.
Catherine Millet a la migraine. Pas juste des maux de têtes, mais des douleurs à hurler. «Je pourrais écrire un livre sur les migraines, raconte-t-elle en croisant les jambes. Je pense que le plaisir sexuel est comparable à ces douleurs-là. Il s’agit de la même descente en soi. Je voulais faire un livre réaliste sur la sexualité, donc parler aussi du corps dans ses moments de déplaisir. La migraine en est un, je ne vous cache rien».
Rien, non. Celle que Le Monde a surnommé «la putain de l’art contemporain» a raconté, d’abord en français, ses exploits sexuels à plusieurs, car elle aime l’anonymat des corps qui transpirent. Son récit sans dentelle de la bête de sexe qu’elle fut, coincée entre la Porte Dauphine et le Bois de Boulogne il y a près de 40 ans, a eu un tel succès (300 000 exemplaires vendus) qu’il se traduit maintenant dans 26 langues.
Donc, l’écrivain – qui est aussi la directrice de la revue Art Press – fait cette année du tourisme intensif pour promouvoir ses traductions. Après la catalane, la coréenne, l’italienne, l’allemande, voici que sort en juin la version anglaise de «La vie sexuelle de Catherine M.» chez un petit éditeur courageux.
Pourquoi avoir attendu? «Le français est la langue du sexe, celle qui a le vocabulaire le plus riche et le plus nuancé en la matière. En anglais, le mot «sex» ne peut pas être employé aussi aisément, il a des connotations beaucoup plus fortes. Les mots gentiment obscènes en français deviennent méchamment obscènes en anglais». Il lui fallut donc sans cesse expliquer, préciser les postures, résoudre les malentendus et éviter les contresens. Et toujours ces migraines…
Les critiques de la presse anglaise sont encore rares, mais partagées. L’Observer: «En usant d’une provocante précision et d’une honnêteté embarrassante, Catherine Millet s’expose elle-même avec toute la rigueur d’un modèle qui pose pour un photographe. Elle a la mémoire du détail. C’est une personne visuelle et cette capacité l’aide à communiquer ses images avec succès. Sa prose – jamais stupide, jamais fleurie – est aussi implacable que celle de Henry Miller».
La presse spécialisée (en érotisme) la félicite de son courage. Un chroniqueur de l’Independent qualifie de «so french» cette course effrénée derrière le plaisir. Mais le Sunday Times n’y croit pas: «Peut-on faire confiance à un récit qui se lit comme une pure fantaisie? On peut admettre que les autobiographies sexuelles soient matière à mensonge. Mais une vie aussi dérangée n’est pas seulement suspecte, elle est vaguement embarrassante et même, allons-y, immorale».
Surtout, l’intérêt des journaux porte sur l’immense controverse que le livre a suscité à sa sortir en France l’an dernier, mettant aux prises l’auteure avec le sociologue Jean Baudrillard ou l’écrivain Jean-Jacques Pauvert, auteur de «Histoire d’O». Avec une quasi certitude: Millet ne bouleversera pas Londres.
D’abord parce qu’elle n’est pas précédée en Angleterre par sa réputation respectable d’intellectuelle de l’art. Ensuite parce que, une fois reconnu dans son pays, un écrivain étranger, même érotique, ne sera plus jamais violenté, ni à Londres, ni ailleurs. Cela s’appelle le respect des cultures.
Tout au plus, comme le dit l’éditeur anglais: «le livre renforcera les stéréotypes des Anglais qui considèrent la France comme une nation de chauds lapins». D’autant que les mêmes Anglais viennent de découvrir, sans grand enthousiasme, le film «Baise-moi» de Virginie Despentes.
Pour convaincre le public, Catherine Millet sait appeler en renfort ses références artistiques. A Londres, elle a dit : «J’ai voulu laisser mon corps envahir l’espace. En temps que critique d’art, j’ai toujours été intéressée par les tableaux où le corps dicte sa loi à l’espace. Prenez les néo-primitifs russes, ils définissent parfois jusqu’au format du tableau. La conquête de la liberté sexuelle était pour ma génération également une conquête de l’espace, le droit de partir en voyage avec des hommes, de quitter la famille…».
Un discours châtié contrastant avec l’écriture brute de l’auteure. Dans la salle, les lecteurs s’inclinent, vaguement admiratifs. Une dame questionne: «Quel fut le processus de l’écriture sur le souvenir?».
«Oh, un effet paradoxal, tous les auteurs d’autobiographies vous le diront. Quand je fais revenir les situations évoquées dans le livre, elles me reviennent telles qu’elles ont été écrites».
Catherine Millet a toujours rêvé de reconnaissance intellectuelle. «Etre la meilleure sexuellement était un substitut», avoue-t-elle. La notoriété de la revue Art Press n’a visiblement pas suffit à ses ambitions. Il lui a fallu expliquer sa vie sexuelle en 26 langues et dans tous les détails pour, enfin, cesser de partouzer.