LATITUDES

Le ciel étoilé en danger

Les impacts négatifs de l’éclairage intensif sont désormais bien connus et affectent autant la biodiversité que l’observation des étoiles. La lutte pour sauver la nuit s’organise.

L’image de la Voie lactée, notre galaxie, ne serait plus qu’un lointain souvenir pour un tiers des habitants de la planète Terre. C’est l’une des conclusions de Fabio Falchi, chercheur pour l’Institut italien de la pollution lumineuse, qui a publié au mois de juin dernier un nouvel Atlas mondial de la pollution lumineuse construit à partir de mesures satellitaires. Dans les zones à forte densité de population comme le Benelux, la Plaine du Pô en Italie, la côte méditerranéenne en France, Hong Kong, São Paulo, Singapour et même Londres ou Paris, la luminosité mesurée est jusqu’à dix fois supérieure à la luminosité naturelle du ciel.

Même dans les régions moins peuplées, la pollution lumineuse ne se résume plus à un halo jaune sur l’horizon: elle est également perceptible au zénith sous la forme d’un voile de 50 à 100% plus lumineux que le ciel naturel. En cause, l’urbanisation galopante certes, mais aussi des politiques d’éclairage public systématiques et réalisées sans conscience des questions environnementales, souvent au nom de la sécurité, y compris en zone rurale.

Menace sur la biodiversité

Chez l’homme, l’exposition à la lumière artificielle pendant la nuit peut générer stress et troubles du sommeil, notamment en diminuant la production de la mélatonine, qui est l’hormone du sommeil. Elle affecte également la densité osseuse et le système immunitaire, favorise la prise de poids ainsi que la perte de force musculaire. Pour couronner le tout, elle accélère le vieillissement.

L’impact majeur de cette pollution lumineuse s’observe surtout sur la vie de centaine d’animaux et sur toute la biodiversité de nos régions: «Autour d’un simple lampadaire, la zone d’attraction pour les insectes peut atteindre jusqu’à 700 mètres de rayon, explique Arnaud Zufferey, représentant en Suisse de l’association Dark Sky, pionnière sur le sujet de la pollution lumineuse, et professeur à la HES-SO Valais-Wallis Haute Ecole d’Ingénierie. C’est non seulement la distribution initiale des insectes qui s’en trouve bouleversée, concentrant par exemple les papillons de nuit hors des zones de pollinisation, mais également toute la chaîne écologique qui en dépend, araignées, hérissons, chauves-souris, etc.» Pour certaines espèces, la pollution lumineuse est a contrario un facteur de ‹fragmentation de l’habitat›, exactement comme une route ou une voie ferroviaire. Les animaux sont perturbés par la lumière artificielle et préfèrent limiter leur zone de chasse pour éviter de traverser les zones éclairées. On aboutit à un morcellement de l’écosystème qui peut fragiliser certaines espèces en rendant leur accès à la nourriture plus difficile.

«Nombre d’espèces animales sont fortement impactées par les éclairages artificiels, car elles utilisent la lumière de la Lune et des étoiles pour s’orienter, explique Romain Sordello, ingénieur expert biodiversité et chargé de projet au Museum national d’Histoire naturelle de Paris. C’est le cas des hiboux dont les gros yeux situés au fond de paraboles sont adaptés pour exploiter la faible intensité des éclairages naturels, mais c’est aussi le cas d’un grand nombre d’insectes.» Quant aux oiseaux migrateurs, ils voyagent de nuit pour éviter la chaleur et pour se cacher de leurs prédateurs. Pour se repérer, ils utilisent sans doute les cristaux de magnétite présents dans leur cerveau, mais se dirigent également en fonction du sens de rotation des étoiles et de la structure des constellations. Même problème avec les saumons
et les anguilles, dont la migration vers la source du fleuve peut être stoppée par l’éclairage d’un pont ou des berges.

Pour d’autres espèces classées en bas de la chaîne alimentaire — et donc susceptibles d’avoir de nombreux prédateurs –, l’enjeu est plutôt de voir sans être vu. Certains serpents, notamment les jeunes particulièrement sensibles à la prédation, mais aussi les souris et les chauves-souris sortent pour se nourrir avant que la Lune monte. Des comportements qui peuvent être gravement perturbés par des éclairages publics ou privés inadaptés. De la même façon, les premiers pas des tortues marines risquent d’être désorientés en cas d’éclairage artificiel de la zone, car c’est la lumière de la Lune se réfléchissant à la surface de la mer qui leur permet de repérer l’eau et de s’y réfugier pour échapper à leurs prédateurs terrestres.

Chez les arbres, «les grandes étapes du cycle biologique sont déterminées par le signal d’alternance jour-nuit», explique Romain Sordello. Temps de germination des graines, durée de croissance des jeunes plants, taille et durée de vie des feuilles, floraison et fructification: chaque étape se trouvera modifiée dans le cas d’une exposition à la lumière désynchronisée d’avec les cycles circadiens et saisonniers. Ainsi un arbre exposé à la lumière d’un lampadaire alors que la durée du jour diminue ne percevra pas le changement de saison et ne perdra pas ses feuilles en automne — au risque d’être endommagé par le gel.

Des étoiles moins visibles

Dès les années 1990, les astronomes sont les premiers à lancer l’alerte sur la pollution lumineuse qui compromet la capacité à observer le ciel nocturne: «En ville, au-dessus de la zone éclairée par les lampadaires, on peut observer environ une trentaine d’étoiles, et puis les planètes comme Vénus ou Jupiter qui sont des objets très brillants, explique Eric Piednoël, directeur des réseaux et de l’animation au sein de l’Association française d’astronomie. Par contre, l’observation du ‹ciel profond› représenté par les étoiles peu lumineuses, les galaxies, les nébuleuses, nous est impossible en raison de l’omniprésence des éclairages artificiels. Et cette pollution lumineuse a un impact d’autant plus important que l’air est pollué, en engendrant par un effet de réverbération le fameux halo orangé observable dans toutes les grandes villes. Celui-ci vient diminuer le contraste entre les objets célestes et le fond du ciel.»

En 1991, Eric Piednoël a créé en France la «Nuit des étoiles», un événement destiné à redonner au grand public le goût de l’observation de la voûte céleste en développant «l’astronomie de trottoir»: «Dans les années 1950, tout le monde était capable d’observer et de nommer les constellations, car il n’y avait pas de télévision et l’éclairage public n’avait pas encore envahi les campagnes, analyse-t-il. Or, le spectacle des étoiles est un spectacle vertigineux qui nous parle de nous. Il nous amène à nous demander d’où l’on vient et où l’on va. Il contribue peut-être à nous rendre plus humbles.»

La bonne nouvelle, c’est que la pollution lumineuse fait partie des pollutions réversibles. En France, plusieurs arrêtés sont entrés en vigueur dès 2011, notamment grâce aux actions de plaidoyer de l’Association nationale pour la protection du ciel et de l’environnement nocturnes. Objectif: diminuer les nuisances lumineuses en obligeant à l’extinction la nuit des enseignes, des vitrines, des façades et des bureaux. Quant à la loi française «pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages» votée le 20 juillet 2016, elle intègre désormais la reconnaissance des paysages nocturnes comme «patrimoine de la Nation».

Côté suisse, une norme sur la «Prévention des émissions inutiles de lumière à l’extérieur» a été publiée par la Société des ingénieurs et architectes — à titre consultatif — le 1er mars 2013. «Une première étape encourageante», considère Arnaud Zufferey. Car en Suisse, les opérateurs de l’éclairage public sont également ceux qui distribuent l’électricité. Un conflit d’intérêts majeur qui explique sans doute la lenteur des progrès dans la diminution de la pollution lumineuse… Et la marge de manœuvre est importante: «Nous avons réalisé une étude sur une douzaine de communes de 500 à 15000 habitants en Valais, ajoute Arnaud Zufferey. Il ressort que l’éclairage public représente
en moyenne 25% de la facture d’électricité publique.»
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ENCADRES

Trois questions à Frédéric Plazy

Directeur de la Manufacture Haute école des arts de la scène depuis 2011, Frédéric Plazy a aussi suivi une formation d’astrophysicien. Sa fascination pour les étoiles l’a mené à rédiger une thèse sur le sujet.

Quel lien entretenez-vous avec la nuit?
J’ai toujours cultivé une relation forte avec la nuit. Elle m’apaise et ne m’a jamais angoissé. En tant qu’astrophysicien, je devais attendre que le ciel soit le plus noir possible pour faire mes observations. Le scruter et regarder les étoiles m’a toujours attiré et fasciné. Le ciel de nuit est un espace magique.

Qu’est-ce qui a changé dans l’observation des étoiles aujourd’hui?
J’ai toujours pratiqué l’astrophysique observationnelle, qui s’avère extrêmement technique, mais n’ai jamais pratiqué l’astronomie amateure. Aujourd’hui l’observation du ciel n’est toutefois plus la même: les outils et les techniques se sont développés. Il nous est maintenant possible d’étudier les étoiles et d’autres objets célestes visibles uniquement dans l’hémisphère sud, au Chili par exemple, depuis un observatoire en Allemagne!

Beaucoup d’astronomes combattent la pollution lumineuse. Quel est son impact sur la recherche dans le domaine?
Dans l’astronomie professionnelle, la pollution lumineuse n’est pas le principal facteur qui perturbe une observation optimale, car le perfectionnement des techniques permet de dépasser cet obstacle. Et les observatoires utiles professionnellement sont installés très loin de la pollution, comme celui de l’ESO (European Southern Observatory) sur le site de La Silla dans le désert d’Atacama au Chili ou encore le Keck, situé à Hawaï sur le mont Mauna Kea à plus de 4000 mètres d’altitude! Le risque se situe plutôt au niveau de la pollution atmosphérique. Pour les astronomes amateurs, l’impact est par contre plus important: les télescopes usuels sont certes plus performants aujourd’hui, mais les conditions d’observation des objets célestes sont de plus en plus difficiles et les lieux qui le permettent se raréfient.
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Pour que les mouches à feu continuent à éclairer nos nuits…

«Vous voulez voir des lucioles? Cherchez en lisière de forêt des endroits ombragés et humides, abrités du vent, où poussent des herbes hautes sur lesquelles les femelles grimpent.» Etudiante en gestion de la nature à l’hepia, Stéphanie Chouleur anime également des sorties familiales pour Pro Natura. L’objectif? Informer le public sur la raréfaction des lucioles, ces petits insectes fortement impactés par la pollution de nos écosystèmes.

En Suisse comme en Europe, quatre espèces sont présentes parmi les 2 000 qui existent sur la planète. La plupart vivent en Amérique ou sous les tropiques: la luciole à ailes courtes, le petit lampyre, le grand lampyre et la luciola italica, réintroduite en Suisse dans les années 1930. Les nuits chaudes de juillet et août, entre la tombée de la nuit et 4 heures du matin, sont les plus propices à l’observation des vers luisants, pour peu qu’il n’ait pas plu et qu’il n’y ait pas de vent.

«L’appauvrissement du paysage avec la perte des bocages a engendré une diminution de la population des lucioles, aujourd’hui amplifiée par l’usage des pesticides et par l’omniprésence de l’éclairage public, explique Stéphanie Chouleur. Les femelles attirées par la lumière grimpent sur les lampadaires et s’exposent aux prédateurs. Surtout, les lumières artificielles viennent brouiller les signaux lumineux qu’elles émettent pour attirer les mâles. Nous perturbons leur conversation et cela a un impact majeur sur leur reproduction.» Que faire alors? «Supprimer les lampadaires dans les zones non urbanisées, propose Stéphanie. C’est un faux besoin qui a été artificiellement créé. On s’en passait très bien il y a encore quelques années.»
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Collaboration: Céline Bilardo

Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 12).

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