LATITUDES

Accros aux sports à risques

Les sports extrêmes fascinent le grand public et attirent de plus en plus d’adeptes. Un paradoxe dans une société obnubilée par la sécurité.

La vallée de Lauterbrunnen, dans l’Oberland bernois, a construit sa renommée autour de ses 72 cascades vertigineuses, qui ont inspiré Goethe et Lord Byron. Aujourd’hui, la grandeur des paysages alpins chère au lyrisme romantique fait encore frémir les visiteurs. Mais en matière de frissons, elle se retrouve en concurrence avec un spectacle autrement plus moderne.

En quelques années, Lauterbrunnen s’est hissée au rang de Mecque du base-jump, ce sport qui consiste à sauter en parachute d’un objet fixe, par exemple d’un pont ou d’une falaise. De plus en plus souvent, il est pratiqué en wingsuit, sorte de combinaison ailée permettant d’atteindre de grandes vitesses de déplacement horizontal. Environ 20’000 sauts sont pratiqués à Lauterbrunnen chaque année, contre moins de 1’000 il y a dix ans.

Chute libre, canyoning, VTT downhill, courses ultra, hydrospeed, speed-flying… Depuis les années 1980, de nombreuses activités sportives encourageant la quête de sensations fortes ont fait leur apparition. Cette recherche d’adrénaline intervient alors que les sociétés occidentales développent une aversion de plus en plus marquée pour le risque. Les normes et protocoles pour éviter les accidents ont envahi le monde du travail et la vie quotidienne des individus.

Dans un contexte social trop sécurisant, «les activités physiques et sportives dites «à risques» sont revendiquées comme une manière de retrouver le sel de la vie, ce sont des tentatives d’évasion hors du quotidien», analyse le sociologue français David Le Breton dans son ouvrage Sociologie du risque, publié en 2012. Les deux évolutions n’ont donc rien de paradoxal. «La sécurité induit en contrepoint la recherche d’une intensité d’être qui fait défaut d’ordinaire. (…) L’exploration des limites physiques dans un équilibre toujours prêt à se rompre rassure l’individu sur ses ressources personnelles et sa capacité à faire face à l’épreuve.»

Symbole de virilité

Les sports extrêmes attirent surtout des personnes issues des classes moyennes et privilégiées qui disposent de moyens suffisants et s’ennuient dans leur vie professionnelle, selon David Le Breton. Les adeptes sont par ailleurs en grande majorité des hommes. «Ils mettent ainsi en œuvre des capacités de résistance, d’acceptation de la douleur ou de la blessure, de contrôle de la peur, etc., valeurs traditionnellement associées à la ‘virilité’.» Les données statistiques en Suisse indiquent également qu’en règle générale, le phénomène concerne d’abord les hommes, plutôt jeunes. «La jouissance de la vie en risquant la mort et la volonté de se sentir ainsi exister participent à la construction identitaire et s’apparentent à un rite de passage, analyse Fabien Ohl, sociologue du sport à l’Université de Lausanne. Ces comportements diminuent souvent avec l’évolution de la situation matrimoniale et l’arrivée d’enfants.»

Les sports extrêmes connaissent aussi un vif succès médiatique. «Le spectacle du risque fascine le public, souligne Fabien Ohl. Et comme la transgression fait vendre, il attire les sponsors.» Red Bull est l’emblème de ce mouvement de mercantilisation. La marque de boissons énergétiques qui sponsorise quelque 600 athlètes est désormais aussi connue pour ses événements spectaculaires que pour son produit initial. L’évolution des technologies de communication a également popularisé les sports extrêmes en leur donnant une importante visibilité. Les caméras GoPro se sont généralisées et les performances de sportifs sur YouTube comptabilisent parfois plusieurs millions de vues.

Le foot, sport à haut risque

Si le public est captivé par les sports extrêmes, il est prompt à les condamner. «L’image du base-jump dans l’opinion est plutôt négative, regrette Michi Schwery, cofondateur et président de la Swiss Base Association. Les médias ne parlent de la discipline que lorsqu’un accident se produit. La plupart des gens oublient que les base-jumpers sont dans leur grande majorité des individus responsables. Ce que je recherche, c’est la sensation de voler. Le risque est un inconvénient, le prix à payer pour vivre ma passion.»

Rémi Chittaro, 24 ans, étudiant du Master of Science HES-SO in Integrated Innovation for Product and Business Development — Innokick, pratique le ski freestyle. Il souligne également que le risque ne constitue pas une motivation. «Je calcule, me prépare physiquement et mentalement. Je suis prêt à prendre des risques, mais pas de manière inutile. C’est la liberté et la créativité du ski freestyle qui m’attirent, mais aussi l’ambiance et les échanges avec les autres skieurs. Mon but est avant tout de m’amuser.»

Les sports les plus dangereux ne sont pas forcément ceux qui apparaissent comme tels de prime abord. En Suisse, entre 2010 et 2014, le base-jump a enregistré en moyenne six décès par an, la randonnée en montagne 46. Il existe aussi un décalage entre risque objectif et subjectif, souligne le sociologue Fabien Ohl. Les statistiques montrent que le plus grand nombre d’accidents intervient dans le foot, qui n’est pas perçu comme risqué. «Dans l’opinion, les accidents de wingsuit et de parapente entraînent par ailleurs un jugement moral bien plus sévère que les accidents de montagne.» La raison: la population suisse affiche une grande compréhension pour l’alpinisme, considéré comme un symbole de l’amour de la montagne. Vous avez dit paradoxe?
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ENCADRE

Néo, pseudo et post-aventuriers

Pauvres aventuriers du XXIe siècle, privés de territoires vierges à explorer, de sommets inviolés à gravir, de peuples «primitifs» à découvrir! Leurs prédécesseurs ont déjà prospecté les moindres recoins de la planète bleue. Aujourd’hui, à moins de se lancer dans un casting très sélectif d’astronautes, la terra incognita, c’est le nouvel aventurier lui-même, confronté à des défis insolites.

Parcourir 4’569 kilomètres sur la seule roue arrière de sa bicyclette? Kurt Osburn, surnommé «Wheelie King», l’a fait. Atteindre le sommet de l’Everest en étant unijambiste? Tom Whittaker y est parvenu. Survivre en milieu hostile sous les yeux ébahis d’autochtones? C’est le job des héros de télé-réalité. Randonner en tenue d’Adam à travers la Grande-Bretagne, Stephen Gough a osé l’expérience. Les ressources imaginatives des néo-aventuriers sont époustouflantes. Leur manifeste tient en une formule: «Je l’ai fait pour me connaître, découvrir mes limites», estime le sociologue David Le Breton à qui l’on doit la dénomination «néo-aventuriers».

Quant aux risques pris: ici une crevaison, là leur délégation à des sherpas, la chute d’un hélicoptère et une arrestation pour outrage à la pudeur. Sans oublier les plus basiques: l’éloignement durant quelques heures d’un réseau wifi, la batterie à sec d’un portable ou le syndrome de la classe économique — espace contigu, jambes coincées, atmosphère confinée — qui guette lors du vol retour.

Le pire? Ne pas être parvenu à séduire, sur son blog, des milliers de «followers». Des admirateurs souvent soucieux d’accéder eux aussi à la notoriété si un de leurs selfies, pris dans un lieu exposé à tous les dangers, parvenait à créer le buzz sur la Toile.

Bientôt, la réalité augmentée évitera, pour se la jouer pseudo-aventurier, de courir pareils risques insensés. Les GoPro qui, pour l’esbroufe, incitent à dépasser ses limites, laisseront place à des masques capables de transformer un pantouflard en aventurier. Demain, nous serons tous des post-aventuriers, d’autant plus intrépides dans la réalité virtuelle que froussards dans la vie réelle.
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TROIS QUESTIONS A

Didier Maillefer, professeur à la Haute Ecole d’ingénierie et de gestion du Canton de Vaud — HEIG-VD, est passionné d’escalade. Il a mis au point un dispositif d’assurage qui permet de réduire les risques liés à ce sport.

L’escalade est-elle un sport risqué?

La discipline possède une image casse-cou qui ne correspond pas à la réalité. Les statistiques montrent qu’il y a peu d’accidents. Le matériel disponible a atteint un niveau de fiabilité très élevé. La plupart des problèmes proviennent d’erreurs humaines dues au manque de formation ou à l’inattention.

En quoi consiste le dispositif d’assurage que vous avez mis au point?

L’escalade en salle se pratique généralement à deux. Mon objectif était de proposer un système antichute qui représente une vraie alternative à l’assurage par le partenaire. Des machines d’auto-assurage existent déjà mais souffrent d’importantes limites et ne sont employées que par des personnes qui grimpent seules. Le dispositif que nous avons mis au point offre davantage de flexibilité et de fonctionnalités, car il est motorisé. Il mesure la tension de la corde et le moteur la «ravale» au fur et à mesure, ce qui permet d’éviter les à-coups. Grâce à une commande manuelle, le grimpeur peut aussi descendre de manière contrôlée, sans risque de collision avec une personne au sol. Au final, le dispositif est plus sûr que l’assurage par un partenaire.

Le système sera-t-il bientôt commercialisé?

Nous avons développé un prototype fonctionnel. Les premiers échos des exploitants de salle et des experts techniques sont positifs. Nous prévoyons maintenant d’approcher les acteurs du secteur avec l’ambition de faire entrer le produit dans sa phase industrielle.
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Collaboration: Geneviève Grimm-Gobat

Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 11).

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