LATITUDES

«Les scientifiques doivent être anarchistes»

L’ancien président du Fonds national suisse Dieter Imboden plaide pour une recherche libre. Entretien.

Pendant huit ans, Dieter Imboden a été la personne la plus influente de la science helvétique: à la tête du Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) jusqu’à fin 2012, il a supervisé l’attribution annuelle de quelque 700 millions de francs aux meilleurs projets scientifiques du pays. L’ancien président du FNS dit se méfier de la «big science» et attend des chercheurs qu’ils s’engagent dans la société: «Rester dans son bureau, c’est de l’indifférence.»

Les scientifiques promettent parfois des résultats irréalistes pour toucher des fonds. Un problème?

C’est dangereux car cela peut décrédibiliser le monde de la science. Il faut également éviter d’exagérer les dangers, comme en environnement ou dans la santé, car si on crie trop au loup, on finit par ne plus se faire entendre.

Les politiciens exercent une grande pression, et certains voient la science comme une boîte noire: on y met 1 franc et on en retire 2. Les chercheurs partent perdants s’ils acceptent cette manière de voir les choses et avancent l’argument économique pour justifier leurs travaux. La vraie raison de faire de la science, ce ne sont pas les 2 francs. C’est d’interroger la connaissance — un processus sans lequel une société risque de mourir.

Nos politiciens connaissent-ils suffisamment le monde académique?

On ne dénombre qu’une poignée de parlementaires issus du milieu scientifique, contre de nombreux avocats, enseignants, fermiers… Mais la voix des chercheurs se fait mieux entendre, et nous bénéficions d’un soutien extraordinaire au niveau du financement de la recherche fondamentale –- ce qu’on appelle la «curiosity-driven science». Nous avons obtenu des hausses budgétaires moins importantes que demandé, mais c’est déjà beaucoup. Il faut rester réaliste.

Le plus important pour vous, c’est que les chercheurs bénéficient de la plus grande liberté possible?

C’est absolument crucial. Le monde politique et des institutions telles que le Fonds national suisse ne doivent pas décider ce qui mérite d’être étudié ou non. Le FNS juge uniquement la qualité des chercheurs et les méthodes qu’ils proposent d’utiliser — pas le sujet d’étude ou s’il est utile pour la société ou non. L’important, c’est de créer de la connaissance. Le chercheur doit se méfier de l’autorité. Il doit être anarchiste. Aucune question scientifique n’est a priori injustifiable.

Que pensez-vous de l’essor de la Big science?

Il est évidemment nécessaire de se mettre ensemble pour des projets tels que le Cern, mais je me méfie des énormes réseaux de collaboration. On peut construire un tunnel plus rapidement avec davantage d’ouvriers, mais c’est différent avec la recherche. On risque de créer de la bureaucratie et des frictions et d’encourager la création de réseaux alibis où les chercheurs ne collaborent pas vraiment.

On entend de plus en plus dire que la science helvétique est l’une des meilleures au monde. Votre opinion?

Mesurer la qualité de la recherche est une question multidimensionnelle et les rankings dépendent fortement de poids attachés aux différents facteurs. Ce qui importe, c’est que nous nous trouvons parmi les trois meilleurs, quels que soient les aspects considérés.

Votre explication pour ce succès?

La Suisse n’excelle pas seulement en science, mais également dans les affaires. Nous sommes bons, car nous sommes petits et nous ne pouvons ignorer ce qui se passe autour de nous — au contraire des grandes nations.

L’argent joue indéniablement un rôle: nous n’avons pas dû reconstruire le pays après la Seconde Guerre mondiale. C’est à cette période que la science a commencé à fortement s’internationaliser et le pays était bien placé. On peut relever que l’EPFZ avait 60% de professeurs étrangers à la fin du XIXe siècle (principalement des Allemands) — soit le même taux qu’aujourd’hui.

Le taux élevé de professeurs étrangers est devenu un thème politique. Quelle est la limite à ne pas dépasser?

Notez que les autres grands pays de la science, le Royaume-Uni et les Etats-Unis, affichent eux aussi des taux très élevés de chercheurs étrangers. Nous n’avons pas trop de chercheurs étrangers, mais pas assez de Suisses. Le pool de candidats locaux reste trop faible. Prenez l’Université d’Harvard ou le MIT: ils n’auraient aucune chance s’ils devaient se limiter à recruter dans l’Etat du Massachusetts, qui a une population similaire à la Suisse.

Il y a un problème de relève: de nombreux scientifiques de talent quittent la recherche pour l’industrie, car ils ne voient pas de perspectives à moyen terme. Les compétences dans la recherche ne font pas tout lors de l’attribution d’un poste de professeur et ce serait un désastre de regarder uniquement la liste de publications. Il s’agit également d’enseigner, de tisser des liens avec la société, de fonder des entreprises, d’intervenir en politique. Les candidats suisses possèdent ici un certain avantage.

Vous attendez des chercheurs qu’ils sortent de leurs labos et s’engagent dans la société civile. Mais quelle autorité ont-ils pour s’exprimer hors de leur champ d’expertise? On voit souvent des climatologues exprimer des opinions non pas scientifiques mais politiques.

Tout d’abord, on ne peut pas changer le monde si on reste caché derrière son bureau. Il ne s’agit pas de neutralité, mais d’indifférence.

Il existe en effet un vrai danger de confusion et un chercheur se doit de clarifier s’il parle en tant qu’expert ou en tant que personnalité publique — à l’instar d’une star du sport ou de la culture. On risque toujours de perdre un peu la tête lorsqu’on atteint un haut niveau, en science ou ailleurs, et il ne faut pas devenir un «dictateur de la connaissance» qui croit tout savoir. Le rôle des chercheurs, c’est de faire avancer le savoir. Les décisions que prend la société, c’est l’affaire des politiques.

Quel est le plus gros challenge pour la science?

Nous arrivons très bien à trouver des solutions technologiques aux problèmes de notre société, une fois apparus. Nous avons bien plus de difficultés à agir sur les causes en amont. Il nous faut mieux comprendre les aspects psychologiques, sociologiques et politiques.

Faudrait-il donc nommer un sociologue à la tête du FNS?

Pourquoi pas. Mais je ne pense pas qu’une seule personne soit à même de changer la situation.
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Fondateur de la société à 2’000 watts

«Je ne suis jamais entré en politique pour ne pas risquer de perdre mon âme.» Et pourtant: président du Conseil national de la recherche du FNS entre 2005 et 2012, Dieter Imboden a croisé plus d’une fois le fer avec les politiciens. Durant sa carrière de chercheur menée à l’EPFZ, il fut l’un des premiers à appliquer la physique à des questions environnementales et notamment lacustres.

Dieter Imboden est également à l’origine du projet de la société à 2’000 watts, une initiative menée par l’EPFZ pour imaginer comment diviser notre consommation d’énergie par trois. Fraîchement retraité, le physicien bâlois de 70 ans dit vouloir écrire des livres et voyager à travers l’Europe en bateau avec sa femme et son golden retriever.

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Un professeur de l’EPFL à la tête du FNS

Depuis janvier 2013, le nouveau président du Conseil national de la recherche du FNS est le professeur de l’EPFL Martin Vetterli. «Le FNS est probablement l’une des meilleures institutions d’encouragement de la recherche de la planète», dit-il. La raison? «La grande majorité des requêtes sont jugées de manière compétitive («bottom-up») à partir de l’avis d’experts indépendants, sans contrainte politique. Notre principal défi sera d’assurer la relève en chercheurs.»

Spécialiste du traitement du signal, il avait été auparavant vice-président des affaires institutionnelles de l’EPFL pendant sept ans et doyen de la Faculté informatique et communication — et poursuivra ses activités de recherche à mi-temps.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex.