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L’incroyable succès des guérisseurs

Rebouteux et «faiseurs de secret» font l’objet d’un véritable engouement auprès de certains patients. Hôpitaux et médecins n’hésitent pas à faire appel à leurs services. Une pratique qui distingue la Suisse des autres pays européens.

Une brûlure douloureuse? Une entorse? Une verrue? Il n’y a qu’à appeler le guérisseur! Un conseil qui peut faire sourire. Mais les méthodes de ces gens prodiguant des soins populaires, qualifiées autrefois de recettes de grand-mère, sont en train d’effectuer un come-back ahurissant jusqu’au coeur des grandes villes.

L’engouement est particulièrement sensible dans les cantons catholiques (Jura, Valais, Fribourg). «On assiste à une réactualisation des croyances sous-jacentes dans ces zones marquées par l’héritage culturel et religieux catholique, analyse Claude Grin, qui prépare une thèse sur l’exorcisme à l’Institut d’histoire de la médecine de l’Université de Lausanne. Il y a eu une coupure entre le monde traditionnel, où l’on savait comment faire pour se protéger de la maladie, et le monde moderne. Désormais, on redécouvre ces pratiques.»

Jérôme Debons, auteur d’un mémoire sur ce qu’on appelle le «secret», rappelle pour sa part que certains cantons catholiques n’ont jamais laissé tomber le guérisseur. «En Valais, l’arrivée du médecin au village ne remonte souvent qu’aux années 60. Avant, on s’adressait au guérisseur, qui était la première arme des gens contre la maladie.»

Mais la redécouverte des soins populaires est également à mettre en relation avec la tendance New Age, et le succès croissant des médecines parallèles depuis une trentaine d’années. «Dans une société caractérisée par l’individualisme, les patients sont à la recherche d’une solution globale à leurs maux. Ils veulent l’efficacité thérapeutique, mais sont aussi en quête de sens. Ils vont donc combiner différentes approches pour obtenir une réponse holistique à leur souffrance, surtout lorsqu’il s’agit d’une maladie grave ou chronique», explique Ilario Rossi, professeur en anthropologie de la santé à l’Université de Lausanne.

Le malade tâtonne, bricole sa prise en charge, jusqu’à se créer un «bouquet» de méthodes de guérison. Autre phénomène qui participe à l’engouement pour les guérisseurs, l’augmentation d’une population migrante réceptive aux explications surnaturelles du malheur.

«L’envoûtement ou la possession appartiennent au langage commun pour ces personnes», note Claude Grin. A leur contact, les Suisses voient leur manière de concevoir la santé évoluer. Une ouverture d’esprit qui explique le succès des guérisseurs, dont les salles d’attente ne désemplissent plus. Tour d’horizon des nouvelles pratiques en Suisse romande.

Le «faiseur de secret»
Le «secret» est une incantation, comportant des prières aux saints, que le guérisseur prononce en pensant au malade. La consultation se déroule par téléphone et le «faiseur de secret» ignore l’identité du blessé. Il soigne gratuitement. Le «secret» se transmet au sein d’une même famille ou à une connaissance. Il sert à guérir les verrues, les entorses, les lumbagos et l’eczéma ou à stopper les hémorragies. Il atténue aussi la douleur des brûlures, d’où le surnom de «coupeurs de feu».

Le rebouteux
Souvent associé aux ostéopathes ou aux chiropraticiens, le rebouteux soigne par l’imposition des mains sur l’endroit meurtri. Il sent la douleur et peut alors y remédier en remettant en place le système musculaire et osseux. Il prétend guérir les fractures, luxations et autres douleurs des membres ou du dos. Le rebouteux soigne également les animaux (chevaux, vaches). Il réclame parfois un paiement pour ses soins, mais ses prestations ne sont pas remboursées par l’assurance maladie.

Les cultes protestants de la guérison
Pratiqués par différentes Eglises protestantes, ces cultes ont pour but de soigner les maux — physiques ou psychiques — du croyant par des prières et une imposition des mains au cours d’un cérémonial collectif. Ils peuvent prendre la forme de guérisons miraculeuses chez les évangéliques ou de simples «célébrations pour les fatigués et les chargés» dans l’Eglise réformée. Des «chambres de la guérison» proposent en outre aux fidèles un entretien et des prières de guérison individuels avec un pasteur. Tous ces soins sont gratuits.

L’exorciste
Officiellement nommés par l’Eglise catholique, les exorcistes sont des prêtres ou des abbés spécialisés dans le traitement des personnes qui s’estiment possédées. Après analyse du cas, si les soupçons sont avérés, on procède à un «petit exorcisme» qui prend la forme de prières de délivrance. Suite à cela, on peut effectuer un «grand exorcisme», une procédure plus lourde qui implique que l’exorciste s’adresse directement au Démon. Ce second cas est cependant extrêmement rare. Ces deux prestations sont gratuites.

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Le secret dans le Jura

Premier arrêt dans les Franches-Montagnes. Nichés entre les champs vallonnés, on trouve des hameaux aux noms romantiques: La Chaux-d’Abel, La Large-Journée, Le Creux-des-Biches. C’est dans ce coin de pays, imprégné de catholicisme mais aussi de croyances préchrétiennes, que pratique Erika (nom fictif), 73 ans et «faiseuse de secret» depuis près de cinquante ans, qui préfère ne pas révéler son identité pour ne pas être submergée d’appels.

Elle habite une petite maison blanche en bordure du village et reçoit dans une «petite chambre spéciale», décorée d’images bibliques. «J’écoute la personne me raconter son mal, puis je fais ma prière», explique-t-elle. Elle possède le «secret» qui soigne les brûlures, les verrues, les hémorragies, les entorses et les maux de dos. Il lui a été légué par son beau-père.

«J’avais 25 ans, j’étais encore trop jeune. Je l’ai transmis à mon mari, plus âgé, qui a exercé jusqu’à sa mort il y a trois ans.» Depuis, elle a repris son «ministère» et les demandes affluent. Justement, le téléphone sonne. «Quel est votre nom et où habitez-vous?» demande-t-elle, avant de s’enquérir de la nature du mal, du psoriasis dans ce cas précis. «Je fais quelque chose pour vous, tout de suite. Et si cela ne va pas mieux, rappelez-moi dans deux jours», conclut-elle.

En une demi-heure, elle recevra pas moins de sept appels téléphoniques du même genre. Elle accueille également au moins une personne par jour pour une consultation en tête-à-tête. «Je ne fais pas de publicité, les gens se transmettent mon nom par le bouche à oreille. Je ne force pas les gens à venir, c’est à eux de prendre la décision de me consulter.»

Parfois, sa tâche lui pèse: «Cela me prend beaucoup d’énergie, il faut être disponible à toute heure, même au milieu de la nuit. La vie privée n’existe pas pour moi, je ne suis pas une femme comme les autres.» Mais elle n’envisage pas d’arrêter pour autant. «Je n’arrive pas à me libérer du secret. Et puis les gens ont besoin de moi.»

Un jour pourtant, elle transmettra son secret à l’une de ses trois filles. Se voit-elle comme un intermédiaire entre Dieu et le malade? «En quelque sorte, oui. Sans la foi je ne pourrais rien faire, cela ne marcherait pas.» Les gens du village et le curé local ne s’offusquent pas de ses pratiques. Dans le Jura, on a l’habitude des «coupeurs de feu».

«Dans le temps, il n’y avait pas beaucoup de médecins dans ce coin de fermes isolées. Alors, on se débrouillait comme on pouvait, avec des plantes ou avec le secret.»

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Le rebouteux d’Aigle

Prochaine étape à l’orée du Valais, contrée connue pour ses affinités avec le surnaturel. Sur la porte de l’immeuble, au centre d’Aigle, une plaque dorée: «Raymond Derameru, masseur-rebouteux, 30 ans d’expérience». Tout de blanc vêtu, il reçoit chez lui, dans une pièce aménagée en cabinet et ornée d’une grande image du Christ. Il soigne tous les maux du système osseux ou musculaire: sciatiques, lumbagos, entorses, torticolis.

«Je regarde ce qui est tordu, je passe ma main dessus, puis je le remets en place.» S’il a suivi une formation de physiothérapeute, il dit que sa faculté de soigner «ne s’apprend pas, c’est un don». Et il ajoute que celui qui n’a jamais soigné un animal «n’est pas un vrai rebouteux». «Ce que je fais est proche du secret, la seule différence est que j’utilise mes mains et les fluides qu’elles transmettent.»

Il pense avoir toujours eu son don mais ne l’a découvert qu’«en 1973 ou en 74». Il ne sait pas d’où il le tient. «Peut-être d’un membre de ma famille, qui pratiquait lui aussi. Ou alors du patron, là-haut», dit-il en levant les yeux au ciel. Lorsqu’il se découvre rebouteux, il est arbitre de foot et ses premiers patients sont donc des joueurs. Une proximité avec le monde sportif qu’il continue de cultiver. «Je soigne les cyclistes, les footballeurs, les coureurs.»

Au mur sont accrochées des photos dédicacées du cycliste Laurent Dufaux et de l’ancien champion de biathlon Jean-Marc Chabloz, ses clients. Il facture ses consultations 50 francs et reçoit plusieurs personnes par jour. Les gens viennent de loin: Genève, Sion, Fribourg. Et lui de constater: «Il n’y a plus beaucoup de rebouteux. La plupart sont vieux et certains ont cessé de pratiquer.»

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Culte évangélique dans le Gros-de-Vaud

La petite ville d’Oron, au coeur du Gros-de-Vaud, abrite le siège européen de l’Association internationale des ministères de guérison, un courant né aux Etats-Unis à la fin du XIXe siècle. Plusieurs cultes de la guérison ont déjà eu lieu en Suisse romande, rassemblant à chaque fois plusieurs milliers de fidèles. Des cérémonies enfiévrées au cours desquelles on prie collectivement pour les malades et on célèbre les guérisons miraculeuses.

Mais en temps normal, l’Eglise évangélique d’Oron accueille des consultations moins théâtrales. Une fois par semaine, les fidèles peuvent solliciter un entretien avec un groupe de prière afin de tenter de guérir un mal particulier. Les malades sont reçus — gratuitement — dans ces chambres de la guérison par une équipe de deux ou trois prieurs pour une durée de trente minutes et «peuvent revenir chaque semaine s’ils le désirent», relate le pasteur Werner Lehmann, en charge de la chambre d’Oron.

De temps à autre, l’un des prieurs reçoit «une pensée de Dieu», une intuition qui lui indique l’origine du mal (problème dans l’enfance, difficultés de couple). Pour juger les progrès du malade, une grille d’évaluation a été créée. «Parfois les changements sont rapides, parfois la maladie évolue plus lentement», raconte le pasteur. Il attribue ces guérisons à la nécessité pour Dieu de «confirmer son message» par des actes concrets dans une société caractérisée par la multiplication des croyances.

En ce vendredi de juillet, Anne (nom fictif) est venue faire soigner un mal de dos et de tête chronique depuis un accident il y a quatorze ans. Elle a consulté de nombreux guérisseurs et médecins — sans succès — avant de se tourner vers la chambre de guérison d’Oron il y a deux ans.

Elle s’assied entre les pasteurs Lehmann et son adjoint Blaise Thomy, puis commence la prière. Elle raconte ses douleurs à la hanche, à la tête et demande à Dieu de «chasser les esprits d’infirmité et de maladie». Le pasteur Lehmann lui pose la main sur l’épaule tout en chuchotant une prière. Le pasteur Thomy se met à son tour à prier à haute voix, en posant une main sur son autre épaule. Il invoque la présence de Dieu et ordonne à la maladie de «quitter son corps».

La main du pasteur Lehmann se pose alors sur la tête d’Anne et il demande à Dieu de «briser la malédiction et de restaurer son corps». Elle entrouvre les mains et dirige ses paumes vers le plafond. «Amen», la consultation est terminée.

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L’exorciste lausannois

A l’approche de la maison blanche aux volets bleus ornée de géraniums, on imagine mal le lieu de travail d’un exorciste. L’abbé Jean Marmy, officiellement nommé à ce ministère par l’évêque de Lausanne, Genève et Fribourg il y a une quinzaine d’années, reçoit dans ce quartier paisible de Lausanne les personnes qui s’estiment possédées et qui requièrent cette forme de guérison incantatoire que l’on appelle exorcisme.

«Je laisse les gens parler. Pendant ce temps, j’analyse les données qu’ils me fournissent.» Il distingue divers degrés dans l’activité du Diable: l’infestation, l’obsession et la possession. Face à cela, on peut faire soit un petit exorcisme, des prières de délivrance où l’on s’adresse à Dieu, soit un grand exorcisme, où l’on demande au Démon de quitter le corps de la personne possédée. Mais l’abbé Marmy insiste sur l’extrême ra-reté de ces occurrences. «Le Diable est plus malin que cela. Il a d’autres moyens d’intervenir.»

Lui n’a pratiqué le grand exorcisme qu’une seule fois, même s’il reçoit entre trois et six demandes par semaine. «Il s’agissait de la femme d’un pasteur qui souffrait de spasmes et était très perturbée. J’ai pratiqué l’exorcisme tel que prévu par la liturgie, mais il n’a pas fonctionné. C’est la preuve qu’il fallait faire autre chose.»

Il invite donc à une extrême prudence: «De nombreuses personnes cherchent une issue magique à leurs problèmes à travers les rites religieux. Paradoxalement, moi, je suis assez cartésien.»

En revanche, il dit être moins rationnel avec les personnes qui ont un passé animiste ou vaudou. «J’ai effectué une célébration de délivrance avec un jeune de 17 ans du Nord vaudois qui pratiquait la sorcellerie. Ça l’a libéré.» Pour éviter les excès, le Vatican a révisé le rituel des exorcismes début 1999, préconisant la prudence dans la détection des cas de possession et conseillant de consulter un psychiatre.

«L’exorcisme est une pratique relativement récente. Il ne date que du haut Moyen Age», relève l’homme de foi. Mais l’engouement qu’il suscite est universel: «Il appartient à l’humain d’être interpellé par l’invisible.»

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En Suisse, le «secret» entre à l’hôpital

On peut s’en étonner: les médecines et les hôpitaux romands font preuve d’une grande ouverture à l’égard des pratiques de guérison parareligieuses. Allant jusqu’à mettre en relation leurs patients avec ces soigneurs. Une situation unique en Europe.

«En Suisse, il y a une forme de tolérance de la médecine officielle vis-à-vis des pratiques traditionnelles. Les hôpitaux tiennent fréquemment à disposition des patients des listes de guérisseurs. On ne verrait jamais cela en France ou en Italie», relève la chercheuse lausannoise Silvia Mancini, spécialiste des pratiques religieuses transversales et marginalisées.

«En fait, le pays se caractérise par une coexistence de différents systèmes médicaux: la pratique scientifique, les médecines parallèles (homéopathie, acupuncture, etc.) et les soins populaires ou traditionnels, complète Ilario Rossi, professeur en anthropologie de la santé à l’Université de Lausanne. Les médecins s’intéressent de plus en plus à ces deux derniers types de pratique, au fur et à mesure que croît l’intérêt des patients pour ces soins.»

Jacques de Haller, président de la Fédération des médecins suisses (FMH), confirme: «Les hôpitaux pratiquent une médecine de premier recours, dans des conditions de grande détresse et d’incertitude, et n’ont donc pas réponse à tout. Si une solution existe — et manifestement il y a des gens que les guérisseurs aident –, il serait idiot de ne pas y recourir.»

Dans la pratique, presque tous les hôpitaux romands possèdent des listes de faiseurs de secret qu’ils mettent à disposition des patients. Elles se trouvent en général aux urgences ou dans les services d’oncologie.

«Il nous arrive de faire appel à des coupeurs de feu, particulièrement chez les victimes de brûlures, sans toutefois que le médecin joue un rôle d’intermédiaire direct, indique François Sarasin, médecin-chef de l’unité de médecine interne à l’Hôpital universitaire de Genève (HUG). Nous sommes donc assez loin de la rigueur scientifique que l’on nous attribue.»

Au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV) à Lausanne, on travaille également avec le «secret». «Cela calme les gens, ce qui est déjà énorme», note Mette Berger, responsable du service des grands brûlés.

Même son de cloche à Sion: «Nous avons une liste de faiseurs de secret dissimulée derrière un panneau. Elle existe depuis dix-sept ans et ne porte pas l’en-tête officiel de l’hôpital», indique Daniel Fischman, médecin-chef des urgences. Le fait d’y recourir découle de l’initiative et des convictions personnelles du personnel, précise-t-il. Une règle toutefois: le «secret» ne doit en aucun cas interférer avec les soins prodigués par l’hôpital.

Les hôpitaux de Fribourg et de Sierre reconnaissent, eux aussi, détenir une liste de «faiseurs de secret». A la Clinique de Genolier (VD), le responsable du service de radiooncologie, Dominique-Pierre Schneider, propose régulièrement à ses patients, lors de la première visite, de leur fournir le numéro de téléphone d’un guérisseur.

Le Centre de la Corbière, à Estavayer-le-Lac (FR), spécialisé dans les médecines complémentaires, a également une liste de guérisseurs. «Nous avons constaté que le secret est efficace pour les brûlures et les verrues et la reboutologie pour les problèmes de lumbago», confirme François Choffat, le responsable médical du centre.

L’intérêt de la médecine officielle pour ces pratiques ancestrales s’exprime jusque dans la formation du corps soignant. André Béday et Charles Chalverat ont ainsi réalisé deux films sur le «secret» — «Voie parallèle» (1986) et «Le don redonné» (1999) –, présentés aux étudiants en médecine pour les sensibiliser à ces pratiques.

«Il y a une trentaine d’années, les guérisseurs étaient considérés comme des charlatans, mais aujourd’hui, les milieux médicaux sont convaincus de leur utilité, tout comme ils se sont ouverts aux médecines parallèles», note André Béday.

Les guérisseurs confirment cette tendance. «Les médecins, les dermatologues et les hôpitaux de Genève, de La Chaux-de-Fonds et de Delémont m’envoient souvent des gens. Les pharmacies en ville conseillent aussi aux personnes qui viennent acheter du produit contre les verrues de m’appeler», indique une «faiseuse de secret» jurassienne. «Un hôpital valaisan m’appelle plus d’une fois par mois pour stopper des hémorragies», raconte pour sa part Roger, un guérisseur fribourgeois.

Les rebouteux sont également sollicités, même si cela se fait moins ouvertement. «Lorsque je sens qu’il y a une fracture, j’envoie le blessé à l’hôpital. Il m’arrive alors de m’entretenir du patient avec le radiologue», décrit Raymond Derameru, rebouteux à Aigle. Sans compter les nombreux médecins qui viennent chez lui pour se faire soigner d’une sciatique ou d’un lumbago. «Souvent, quand je les croise dans la rue, ils deviennent tout rouges», sourit-il.

Les rapports entre le monde rationnel de la médecine et celui des soins populaires ne sont donc pas aussi décomplexés qu’ils le semblent au premier abord. Ils peuvent même devenir conflictuels.

L’Hôpital de Porrentruy a ainsi fait retirer la liste de faiseurs de secret qui circulait aux urgences, à l’initiative de son médecin-chef Marc Worreth, qui dit avoir ces pratiques en horreur. «Je suis croyant et les guérisseurs n’entrent pas dans le plan de Dieu. Ce sont mes convictions, je ne les impose pas, mais si les gens viennent se faire soigner à l’hôpital, je ne vais pas leur proposer le secret.»

Le Dr Marc Worreth affirme avoir été critiqué en haut lieu médical pour avoir fait retirer la liste des faiseurs de secret. «C’est un sujet auquel les gens tiennent beaucoup dans le Jura», glisse-t-il.

Plus tabou encore, le recours à un exorciste par les établissements psychiatriques. Les échanges existent pourtant. «Un certain nombre de psychiatres, eux-mêmes croyants ou avec un intérêt pour l’ethnopsychiatrie, sont sensibles à ces questions religieuses et vont les utiliser à des fins thérapeutiques, recommandant à leurs patients de consulter un exorciste dans certains cas», dit Claude Grin, qui prépare une thèse sur l’exorcisme à l’Université de Lausanne.

Certaines cliniques psychiatriques — Cery (VD), Bellelay (BE) — y auraient ainsi recours pour les cas de grands délires de possession diabolique. Le Dr Eric Bonvin, qui exerce à la clinique valaisanne de Malévoz, collabore parfois avec les prêtres exorcistes.

«La souffrance psychologique est quelque chose de très intime et subjectif. Lorsque quelqu’un a un sentiment de possession, je ne vais pas simplement lui dire qu’il délire, je vais faire intervenir la personne compétente pour cela: le prêtre exorciste.»

Face au discours médical «froid», ce dernier pourra peut-être donner sens à la maladie d’une autre manière, pense le Dr Eric Bonvin. Il concède toutefois que cette pratique n’est pas très courante auprès des psychiatres: «Il y a un a priori condescendant envers les explications religieuses.» L’abbé Jean Marmy, exorciste dans le canton de Vaud, s’entretient, lui, régulièrement avec le psychiatre lausannois Gérard Salem et il arrive que les deux hommes travaillent ensemble, «avec l’accord du patient».

Des rencontres à trois sont alors organisées. L’abbé est également le prêtre répondant pour la clinique de Cery. «Les médecins sont en général ouverts à la collaboration, certains sont très chrétiens», dit Jean Marmy.

L’Eglise protestante observe aussi de telles collaborations à travers ses cultes de la guérison. «Il n’est pas rare que des médecins et certains hôpitaux nous envoient des patients», note Jean-Luc Trachsel, président pour l’Europe de l’Association internationale des ministères de guérison, qui a son siège à Oron (VD).

Ces rites protestants interviennent également au sein même des établissements médicaux. Ursula Tissot, qui a pratiqué des cultes de la guérison dans le Jura bernois, se rappelle que lorsqu’elle était aumônier dans un hôpital neuchâtelois, il lui est arrivé de pratiquer des prières de guérison avec imposition des mains pour des patients qui le réclamaient. «Parfois même, le personnel médical me sollicitait pour aller voir un malade.» Qu’ils invoquent une guérison réelle ou un effet placebo, la plupart des médecins laissent donc la porte ouverte à ces phénomènes.

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L’église diabolise les guérisseurs

Les protestants évangéliques et les catholiques rejettent violemment les pratiques des faiseurs de secret et des rebouteux. Ils y voient une émanation du Diable et recommandent à leurs fidèles de se tenir à l’écart de ces médecines ancestrales.

Ils sont près de 200, entassés dans la salle communale louée pour l’occasion au sous-sol d’un immeuble lausannois. Un public de paroissiens en majorité, venu écouter le récit de Jacqueline Frésard-Munsch. L’oratrice du jour, invitée par l’Eglise évangélique locale, est une ancienne faiseuse de secret. Elle est venue raconter comment ce «don» lui a pourri la vie. Elle pense avoir été envoûtée, possédée même, et veut mettre en garde les fidèles contre les dangers de ces pratiques «occultes».

Originaire de Bassecourt dans le Jura, elle a pratiqué le secret contre l’arthrose, les verrues et les brûlures pendant une vingtaine d’années. Pendant cette période, elle affirme n’avoir plus eu de paix intérieure. Pire, elle raconte avoir «quitté son corps plusieurs fois», avoir été empoisonnée à deux reprises et avoir eu des pulsions de suicide.

«Le secret est l’oeuvre de Satan, les personnes qui le pratiquent sont instrumentalisées par le Démon», proclame-t-elle aujourd’hui. Elle en veut pour preuve le fait que le secret contre les brûlures commence par l’incantation «Feu de l’enfer». Depuis lors, Jacqueline Frésard-Munsch a renié son savoir de guérisseuse et dit avoir retrouvé la sérénité grâce à la religion.

Ce témoignage — et sa mise en scène dans un cadre paroissial — est caractéristique de l’hostilité, voire de la paranoïa, affichée par l’Eglise face aux pratiques relevant de la médecine populaire qui se réclame pourtant d’une filiation religieuse.

«L’Eglise est très méfiante face à ces personnes qui sont censées avoir un don pour soulager les autres. Elle n’accepte que les “miracles” qui proviennent de Dieu, censé contrôler toute la nature. L’homme ne peut pas prendre sa place», relève Jérôme Debons, auteur d’un mémoire sur le secret à l’Université de Lausanne. Une animosité avivée par la propension du guérisseur à se référer à d’autres sources de pouvoir: religions orientales, pratiques préchrétiennes, médecine naturelle.

Michel Fehr, rebouteux à Yverdon, confirme: «Pour l’Eglise, nous sommes des émanations directes du Démon. Pour peu que l’on utilise un pendule, on nous catalogue immédiatement comme démoniaques.»

Les protestants évangéliques sont les plus virulents. «Les guérisseurs nous posent un problème de foi: celui qui soigne, ce n’est pas le guérisseur mais Dieu. Et la prière ne doit pas être de l’ordre du magique ou du rituel, comme c’est le cas chez les faiseurs de secret. C’est une relation personnelle avec Dieu», souligne ainsi Jean-Paul Zürcher, secrétaire général de l’Alliance évangélique romande.

Les catholiques ne sont pas non plus tendres avec les faiseurs de secret. «Guérir quelqu’un avec ses mains n’est pas catholique, l’Eglise ne le tolère pas, tonne ainsi Mario Galgano, porte-parole de la Conférence suisse des évêques. Les hommes ne peuvent pas accomplir de miracles, seul Dieu le peut.» Pour guérir, l’Eglise catholique recommande plutôt la prière ou la méditation, souligne-t-il encore.

Chez les protestants, en revanche, on fait preuve de davantage de tolérance. «Pour les Eglises réformées, le souffle de Dieu reste insaisissable et agit en des endroits surprenants, relativise Simon Webel, porte-parole de la Fédération des églises protestantes de Suisse. De plus, il n’y a aucun récit dans la Bible où le Diable ferait quelque chose de mal sous l’apparence du bien.»