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Les profiteurs de l’État de droit

Alors que le Conseil fédéral tergiverse, la nouvelle ministre de la justice Karin Keller-Sutter s’est prononcée à titre personnel contre le rapatriement des djihadistes suisses. Une froide logique pas toujours comprise.

Madame montre ses muscles. Personne bien sûr n’avait de doute réel sur la carrure de la nouvelle conseillère fédérale Karin Keller-Sutter. Cela faisait une bonne décennie qu’on nous la vantait, cette carrure, depuis un premier échec humiliant pour intégrer le sacré collège.

Mais quand même: à l’heure où la plupart des pays européens tournent en rond, se tordent les mains, multiplient les circonlocutions en priant que s’éloigne le vilain mistigri du retour des djihadistes, la Saint-Galloise parle clair. Même si ce n’est pour l’heure qu’un avis personnel et pas une décision.

Que dit-elle, la chef du Département de justice et police? Qu’elle préférerait que «les djihadistes suisses soient jugés sur place». Que garantir la sécurité de la population suisse est pour elle «une priorité». Que ces mesieurs-dames tout de même sont partis de leur propre gré. Que les rapatrier c’est bien joli, mais «comment allez-vous les chercher? Ces gens sont dans une zone de guerre, peut-être encore menacée par l’État islamique».

Bref, c’est un chapelet d’évidences que Karin Keller -Sutter a dévidé sur les ondes de la RTS. Limite café du commerce. Un établissement certes qui a rarement raison, mais cela ne signifie pas forcément qu’il ait toujours tout à fait tort.

Surtout, en l’espèce, si l’on considère les avis contraires. On aura beau répéter jusqu’à plus soif que c’est l’honneur d’un État de droit de ne pas mettre de limite au droit, que c’est même à cela qu’on le reconnait – avant d’être pendus même les nazis ont eu droit à un vrai procès. Oui, on aura beau se gargariser de grands principes, il y a toujours comme un parfum d’irréalité, pour ne pas dire d’infantilisme, qui colle aux lances rompues en faveur de la violence meurtrière et irrationnelle.

Écoutons par exemple le conseiller national Carlo Sommaruga: «Un rapatriement encadré et contrôlé des djihadistes, avec un jugement en Suisse, est la meilleure manière de garantir la sécurité de la Suisse.» Gageons qu’ils ne seront pas très nombreux ceux qui arriveront à croire à une affirmation de cette envergure. Un peu comme de dire, importons la peste, pour mieux nous en protéger.

Carlo Sommaruga lui-même ne semble pas y croire vraiment, qualifiant son assertion de «contre-intuitive». L’aveu presque qu’à la lutte contre de sombres réalités on préfère l’énoncé de belles valeurs inodores.

Quitte à renverser la table et violenter la logique: «La Suisse a la responsabilité de juger et punir ses ressortissants, quels qu’ils soient. Au risque, dans le cas contraire, de constituer une caste de citoyens de seconde zone.» Tant pis si de facto les guerriers de l’Islam radical, en embrassant cette cause antinomique, se sont eux-mêmes collés cette étiquette. On voit la dérive: le responsable ce n’est plus désormais le djihadiste, mais le pays honni avec lequel il a rompu et qu’il a voué à tous les diables.

Un travers dans lequel Amnesty International, organisation honorable si l’en est, n’hésite pourtant pas à sauter à pieds joints: «Dire qu’il faut les laisser se débrouiller sur place, c’est prendre le risque de voir leurs droits humains bafoués.» Tant pis si ces droits humains, les principaux intéressés s’en contrefichent, surtout ceux des autres, leur préférant nettement les droits divins.

Karin Keller-Sutter a avancé un autre argument très terre à terre contre ce qui s’apparente à un rapatriement de bêtes féroces: la difficulté technique de juger quelqu’un à des milliers de kilomètres du lieu du crime. Bonjour la récolte des preuves, témoignages et indices.

Les amis des djihadistes rétorquent que l’appartenance à l’État islamique suffit pour écoper d’une condamnation en Suisse. Ce qu’ils ne disent pas, c’est qu’il s’agit d’une condamnation d’une légèreté sans commune mesure avec les faits reprochés.

C’est donc une curieuse empathie qui ne dit pas son nom, faite d’idéologie et d’irrationnel, qui vient s’ajouter, chez les partisans d’un rapatriement et d’un jugement des djihadistes en Suisse, à l’idée biscornue que pour être de droit, un État doit être, si l’on peut dire, forcément faible.