Alors que l’or prédominait dans la composition des montres jusqu’au milieu du XIXe siècle, l’acier a commencé à concurrencer le métal le plus noble. Aujourd’hui, toutes les marques proposent des déclinaisons dans cet alliage.
En 1954, le Ministère français de la défense et l’armée de l’air ont commandé à Breguet près de 2000 chronographes Type XX. D’autres forces armées, allemandes et argentines par exemple, ont également utilisé cette ligne – par ailleurs produite par plusieurs autres marques. Ces entités appréciaient particulièrement les modèles en acier. Un matériau qui possède des qualités indéniables: la résistance aux chocs, aux griffures, à la corrosion, sans oublier la persistance de son aspect.
Aujourd’hui, toutes les marques – y compris les plus prestigieuses – offrent des déclinaisons en acier de leurs nouvelles collections et de leurs modèles les plus sophistiqués. En 1996 déjà, un journaliste, devenu depuis représentant d’une grande marque, notait que «l’acier a envahi les vitrines des salons horlogers». Et d’ajouter que «ce métal, qui permet de rajeunir la clientèle horlogère, se prend désormais pour une star: on le traite comme un bijou, on le polit, on le sertit de diamants, on parle même de ‘joaillerie d’acier’. Et voici qu’on l’associe au noir profond du caoutchouc…» La même année, Claude Proellochs, alors directeur général de Vacheron Constantin, explique la raison de cet engouement pour l’acier: «L’expression d’une montre en métal blanc, en acier, est plus sereine. Le blanc fait imploser la forme. Avec l’or jaune, en revanche, la forme explose.»
Contrairement à l’or, l’acier est le fruit d’une invention humaine, datant d’il y a plus de 3000 ans. Il est né de la rencontre du minerai de fer en fusion et du carbone contenu dans le charbon de bois. Débarrassé de ses impuretés, l’acier est homogène, se fond, se moule, s’affine ou se durcit. Un métal d’exception qui a accompagné pas à pas l’évolution des sociétés humaines. Jusqu’à aujourd’hui, où sa technologie a atteint un degré de sophistication extrême: il en existe plus de 3000 variétés répertoriées! Et on travaille d’ores et déjà sur de nouveaux aciers dits «intelligents»…
3000 variétés
Jusqu’au milieu du XIXe siècle, les montres étaient pour la plupart composées d’or ou d’argent. Mais lorsque l’industrie du fer laminé, produit des hauts fourneaux, prend véritablement son envol et se met à construire des ponts, tours, ou palais d’acier, l’horlogerie est entraînée dans cette immense vague de modernité. Le matériau lui permet d’ailleurs de se démocratiser – une exigence pour cette nouvelle société dans laquelle la régulation horaire devient peu à peu centrale. Les nouveaux trains d’acier doivent arriver à l’heure.
À cette époque, toutes les pièces de montres sont en acier: boîtiers, bracelets, ponts, roues d’échappement et vis, en passant par les aiguilles ou les pignons. Mais ils sont composés d’aciers différents. Les propriétés du métal ne sont pas les mêmes selon le rôle de la pièce, sa forme, sa découpe ou sa taille. Si l’acier est devenu à ce point consubstantiel de l’horlogerie, c’est qu’il l’a séduite par ses hautes qualités esthétiques, sa douce couleur gris-bleu et les multiples aspects qu’il peut prendre. Mais également par ses propriétés techniques de dureté et de résistance à la corrosion, à l’eau de mer ou même aux acides. L’acier se polit à merveille, s’angle, se brosse, se satine, se grave, devient miroir ou prend des tons sablés. Sculptural et résistant, il permet aussi de découper des angles vifs et doux à la fois. L’acier libère l’imagination de l’horloger, qui peut oser être audacieux.
Rupture symbolique
L’acier amènera également à de nouvelles percées techniques, en rendant les mouvements plus efficaces, plus précis et plus solides. Il offre des coefficients de frottement bien meilleurs qu’auparavant, ce qui améliore la marche et la longévité du mouvement. Du point de vue de l’horloger, l’acier est l’or du génie humain.
Un garde-temps – classé depuis au rang d’icône horlogère – va marquer une véritable rupture symbolique dans la perception commune de l’acier: la Royal Oak d’Audemars Piguet. Ce n’est de loin pas la première montre en acier. Mais, en 1972, elle va s’en glorifier en affirmant haut et fort qu’elle est «la montre de sport en acier la plus chère ayant jamais existé». Le garde-temps est massif pour l’époque – 39 mm de diamètre – et immédiatement reconnaissable à sa forte lunette octogonale et à ses vis apparentes. Son boîtier est taillé dans un seul bloc d’acier pour en améliorer l’étanchéité. Avec la Royal Oak, l’acier s’est trouvé son symbole horloger. Et la supériorité affichée de l’or est remise en question.
Cette icône horlogère est l’oeuvre du «designer» genevois Gérald Genta. Il récidivera quelques années plus tard, en 1976, en dessinant l’avant-gardiste Nautilus pour Patek Philippe. La montre de sport de luxe, elle aussi en acier, marquera tout aussi fortement les esprits. Depuis, l’acier ne quittera plus jamais les devants de la scène et jouera à parts égales avec l’or.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Les Ambassadeurs (no 20).