GLOCAL

Les schizophrènes du don

La Suisse est en manque de donneurs d’organes. Une initiative populaire entend y remédier. Surprise: les réticences ne sortent pas toutes du Moyen Age.

Résumons. Même mort, le citoyen suisse n’est toujours pas un forcené de l’altruisme. La statistique est impitoyable: comparés avec leurs voisins européens, les Confédérés n’aiment pas donner leurs organes. Dieu sait pourquoi. Et encore, ce n’est même pas sûr.

Pudeur mal placée, égoïsme, indifférence, paresse, craintes superstitieuses dignes d’un autre âge: les dispositions légales favorisent en plus ces tristes sentiments. Pour que le don ait lieu, il faut en effet que le défunt possède une carte de donneur ou ait exprimé clairement sa volonté de son vivant. Mais lorsqu’elles sont consultées à ce propos, les familles refusent dans 60% des cas, contre 30% en moyenne dans l’Union européenne.

Une solution simple pourtant existe: le consentement présumé. Selon lequel quiconque n’aura pas exprimé clairement de son vivant le refus qu’on prélève ses organes sera considéré comme un donneur potentiel. C’est ce principe évident, à l’œuvre déjà dans nos nombreux pays autour de nous, que réclame une initiative populaire lancée par la Jeune chambre internationale Riviera, et intitulée «Sauver des vies en favorisant le don d’organes».

On pourrait penser que seul l’arrière-ban des cliques les plus  réactionnaires et obscurantistes s’opposent au consentement présumé, sur un air trop connu, pour ne pas dire grotesque, dénonçant une «instrumentalisation du corps par l’Etat», quand ce n’est pas un «vol d’organes». Ce concept de «vol d’organes» est intéressant à brandir, dans un pays où de plus en plus de gens choisissent de se faire incinérer. Sans doute pour être bien sûrs que plus personne, jamais, ne profite de leurs si précieuses enveloppes terrestres.

Et pourtant, il se trouve également des esprits éclairés pour souscrire à ce genre de billevesées. Au hasard, le Conseil fédéral. Qui en 2012 déjà avait rejeté une motion réclamant ce fameux consentement présumé. Au motif, Alain Berset dixit, qu’il ne serait «pas prouvé que ce régime permette d’augmenter le nombre de donneurs». Ce qui est prouvé en revanche c’est qu’en Suisse, sous le régime actuel, chaque semaine deux personnes décèdent faute d’organes disponibles.

Il faut dire que le Conseil fédéral ne faisait, en la matière, que suivre les recommandations de la Commission nationale d’éthique. Laquelle, froidement, décrétait que le consentement présumé, le «qui ne dit mot consent» s’apparentait, s’agissant du don d’organes, à une «atteinte aux droits de la personnalité» Que peut-on penser d’une commission d’éthique qui se soucie d’avantage des morts que des vivants, sinon qu’elle ne sert à pas grand chose, et même strictement à rien?

Notons aussi que le citoyen lui-même ne fait pas preuve d’une immense cohérence: 85% des Suisses se déclarent en effet favorables aux dons d’organes. Ce qui laisse de bonnes chances à l’initiative et offre la perspective d’une étrange situation: un peuple plébiscitant par principe une pratique qui lui répugne dans les faits. Comment s’étonner encore que ce soit un psychiatre suisse, Eugen Bleuler, de Zollikon, qui ait introduit le terme de «schizophrénie» dans le vocabulaire psychanalytique?

Le citoyen Suisse est très fort lorsqu’il s’agit d’afficher des principes, tous plus beaux, grands et généreux les uns que les autres. Il est même dans ce registre, poitrine bombée, menton redressé, et main sur le cœur quasi imbattable. Prêt s’il le faut à donner des leçons à la terre entière. En revanche ce même citoyen, au moment de passer à l’action, de donner la preuve par l’acte, d’affronter en somme l’âpre bistouri du réel, aurait une fâcheuse tendance à se faire tout petit, voire à disparaître.