On parle beaucoup de ces femmes et de ces hommes qui ont sauvé une vie humaine en offrant un organe à un de leurs proches. Et ceux qui ont refusé de le faire, que deviennent-ils? Mon amie Françoise est dans ce cas.
Les greffes et les transplantations ont un statut particulier dans la panoplie des actes médicaux. Ces interventions touchent au plus intime de chacun, à savoir la mort de proches ou sa propre mort. Aujourd’hui, le fait de donner ou ne pas donner un organe est devenu une des versions post-shakespearienne du doute existentiel.
Présenté comme «le plus beau geste d’amour», le don d’un organe n’est pas chose facile. Une de mes amies proches, Françoise (qui veut garder l’anonymat), a refusé il y a cinq ans de donner un rein à son frère. Depuis, elle vit un véritable cauchemar.
La presse de boulevard nous sert régulièrement les photos touchantes de ces nouveaux héros que sont les donneurs d’organes. On les découvre rayonnants aux côtés d’un frère, d’une sœur, d’une fille ou d’un fils ressuscité grâce à leur générosité. L’an passé, soixante-trois donneurs vivants ont permis autant de transplantation d’un rein.
Et combien de non-donneurs? Nulles traces de ces anti-héros murés dans leur culpabilité que sont les personnes sollicitées qui ont refusé. L’histoire de Françoise, qui pourrait un jour devenir la nôtre, mérite que l’on s’y intéresse.
Mère de deux jeunes enfants, Françoise a un frère atteint d’une maladie qui a détruit ses deux reins. Après deux tentatives malheureuses de greffes d’un donneur décédé, son médecin évoque la possibilité d’avoir recours au rein de sa sœur.
Une équipe médicale lui explique les données du problème: l’ablation de l’un de ses reins peut éviter à son frère une vie sous dialyse. Les risques de l’intervention sont faibles, mais pas nuls. Risque post-opératoire immédiat (o,o5%) et risque d’accident ultérieur sur un rein restant désormais unique (o,o7%). Et si cette prise de risque se soldait par un rejet? Cette éventualité n’est pas exclue. Par ailleurs, un jour, ses propres enfants pourraient, eux aussi, être demandeurs…
Assaillie de questions, Françoise perd le sommeil. Après six mois de réflexion, elle finit par répondre «non». Pas un «non» catégorique, un «non» qu’elle souhaiterait être entendu comme un «oui mais, comprenez-moi». Depuis, elle cohabite avec un tortionnaire qui ne la quitte plus: sa conscience.
Son frère vit maintenant sous dialyse et Françoise s’interroge: «Je suis égoïste, pourquoi n’ai-je pas trouvé le courage de l’aider? Toutes les bonnes raisons que je me donne ne sont-elles pas que des prétextes qui camouflent ma trouille?» Incapable de s’en sortir seule, elle consulte un psychiatre depuis un an.
Le clonage permettra peut-être un jour à chacun d’avoir dans son frigo un kit de pièces de rechange en cas de pépin. En attendant, des situations semblables à celle de Françoise, vécues dans l’ombre, continueront à jeter dans le désarroi quantité de personnes.
Et que penser d’Adam, ce jeune Américain que l’on présente comme le premier individu-médicament? Après les enfants de remplacement, conçus pour remplacer un frère ou une sœur décédé, voici Adam Nash, conçu pour sauver sa sœur Molly, atteinte de leucémie. Grâce à une greffe de cellules provenant de son cordon ombilical, sa sœur pourra survivre. De nombreux autres parents sont déjà en rapport avec l’Institut du docteur Youri Verlinsky, à Chicago, qui a permis de sauver Molly.
Mais Adam est-il un produit médical ou un être humain? S’agit-il vraiment d’un enfant désiré ou d’une forme élaborée de produit pharmaceutique? Le débat bioéthique est ravivé.
Abordée du point de vue des receveurs, la transplantation n’est, on pouvait s’en douter, pas moins problématique. Grâce au récit autobiographique du philosophe français Jean-Luc Nancy, «L’intrus» (paru aux éditions Galilée), nous disposons d’un récit du devenir étranger à soi-même, de la mise à l’épreuve d’un corps par une greffe cardiaque et la plongée dans l’extrême de la dépossession. «On sort égaré de l’aventure, on ne se reconnaît plus.»
La méditation de Jean-Luc Nancy touche au plus vif (au cœur serait plus exact) des interrogations sur l’homme qui «recrée la création» et se trouve aujourd’hui «à la fois aiguisé et épuisé, dénudé et suréquipé, intrus dans le monde aussi bien qu’en soi-même». Nancy a trouvé les mots qui nomment une épreuve essentiellement nouvelle.
Chacun de nous peut un jour se retrouver sur une liste d’attente pour une transplantation d’organe. Statistiquement, nous avons dix fois plus de probabilités d’avoir un jour besoin d’un organe vital que d’être en situation de mort cérébrale, ce qui ferait de nous un donneur potentiel. «Donner ou ne pas donner un organe»? Et si l’on se posait la question avant qu’elle ne s’impose à nous ou à nos proches?
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En Suisse, PubliForum, créé par l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) et le Fonds national suisse (FNS), tente de déclencher un vaste débat autour des possibilités et des limites de la médecine de transplantation et favorise les échanges d’opinions. Du 24 au 27 novembre prochain se tiendra sous son égide, à Berne, un «dialogue à cœur ouvert sur la médecine des transplantations». Chacun peut y intervenir grâce à un forum en ligne. On y débattra plus particulièrement des enjeux de la future loi fédérale qui réglementera ce domaine et des moyens de remédier à l’actuelle pénurie d’organes. La Suisse manque singulièrement d’organes: l’an dernier, 413 transplantations y ont été effectuées alors que 956 personnes étaient demandeuses. Trente patients, dont 1 enfant, sont décédés en liste d’attente.
