KAPITAL

Trente ans, toujours stagiaires

Pré-stage, stage post-formation, stage d’emploi étudiant, stage d’assignation, stage temporaires ou stage post-doc: les appellations se multiplient en Suisse, tout comme le nombre de personnes de plus de 30 ans qui y postulent. Zoom sur ces salariés d’un nouveau genre.

Avec cinq ans d’expérience sur le marché de l’art et un master reconnu, l’envie de Marie d’entreprendre, à l’âge de 31 ans, un stage dans une société qui organise des expositions a étonné aussi bien son entourage que son futur employeur. Ce «pas en arrière tant sur le plan du salaire que des responsabilités», comme le résume la Genevoise, n’est pourtant pas anecdotique. Il correspond à une «tendance lourde», selon Eric Davoine, directeur de la chaire de Ressources humaines et organisation de l’Université de Fribourg. «Cela pourrait devenir une nouvelle forme de normalité. Les carrières sont de moins en moins linéaires. Le modèle en plusieurs phases — apprentissage, maturité professionnelle, retraite –, avec une progression continue, s’avère obsolète dans de nombreux cas.» Le nombre de stagiaires adultes va même augmenter à l’avenir, estime le spécialiste, tant les parcours multi-employeurs et multi-métiers se généralisent. L’Office fédéral de la statistique reconnaît que le nombre de stagiaires trentenaires comptabilisés (3’000) est largement sous-évalué, notamment parce qu’il ne tient pas compte des postes non rémunérés.

De l’expérience bénévole de quelques semaines «pour découvrir un métier», à la formation de 18 mois payée 3’000 francs, les situations des stagiaires trentenaires sont extrêmement variées. La réorientation de carrière, partielle ou complète, semble néanmoins en être le dénominateur commun. Des changements de cap qui trouvent leur origine aussi bien dans des causes personnelles que liées au marché du travail.

Un cas échappe sans doute à ces nouvelles formes de carrière pour le spécialiste, celui des stagiaires académiques. Passerelles, doctorats, années sabbatiques: certains jeunes ont en effet prolongé leurs années d’études et entrent plus tard sur le marché du travail. «Ici, nous assistons à une progression qui, bien que plus tardive, est assez linéaire.» A la Confédération par exemple, 11% des stages offerts aux étudiants et diplômés de l’enseignement supérieurs sont occupés par des personnes de 30 à 49 ans. «Cette répartition par âge montre que les stages universitaires sont ouverts aux personnes de tous âges, détaille Anne Marie de Andrea, responsable de l’information du personnel de l’administration fédérale. La seule condition à respecter est que le stage débute au maximum 12 mois après la fin des études.»

«Job de rêve»

Les représentants de la génération Y, particulièrement mobile et encline au changement, n’hésitent pas à faire passer leur épanouissement au travail avant la sécurité de l’emploi ou la fidélité envers leur employeur. A l’image de Sandrine Vuille (lire son témoignage ci-dessous) qui vient de démarrer un stage dans une agence de communication à Lausanne. Pour exercer un métier plus créatif, important pour son équilibre, la Neuchâteloise a diminué son salaire de moitié et refusé un CDI. Tout comme Marie qui entend, grâce à son stage, obtenir enfin le job dont elle rêve depuis la fin de ses études.

Cette volonté de donner un sens à son travail chez les candidats de 30 ans et plus, Beat Geiser l’a aussi constatée. Conseiller-formateur chez Cinfo à Bienne — centre d’information, de conseil et de formation pour les professions de la coopération internationale –, il a vu le nombre de dossiers émanant de cette tranche d’âge augmenter. «Ces personnes viennent nous voir pour obtenir des conseils sur la manière de changer de voie, souvent parce qu’elles souhaitent exercer un métier plus utile. Elles se demandent si elles doivent recommencer à zéro en effectuant un stage ou si certaines de leurs compétences et expériences sont transférables dans un poste junior.»

Les aspirations personnelles entrent souvent en jeu, mais le contexte socio-économique actuel n’est pas non plus étranger à cette situation. «Les organisations ont de plus en plus de mal à promettre une longue carrière à leurs salariés, confirme le sociologue et spécialiste RH Eric Davoine. «Des métiers disparaissent, des compétences deviennent obsolètes et ne sont plus demandées sur le marché de l’emploi. Il y alors une nécessité de se reconvertir.»

Main d’œuvre bon marché

Patrick, 39 ans, a participé en 2016 à un programme de l’assurance chômage. Durant quatre mois et demi, il a effectué un stage au Département fédéral des affaires étrangères, qui reversait en échange un quart de son indemnité à la caisse de chômage. «La proposition est venue de moi. L’Office régional de placement (ORP) a accepté que je postule, car il y avait une dimension de formation. Ce stage me permettait en effet d’acquérir de nouvelles connaissances dans le domaine de la sécurité et de maintien de la paix.» Douze ans plus tôt, Patrick avait déjà effectué un stage pour les Nations Unies mais, cette fois-ci, cela n’a plus rien à voir avec un stage post-études. «Le niveau de qualité et de quantité de travail est élevé. Mais cela, je l’ai compris dès l’entretien, qui était un des plus exigeants jamais passés.»

Jasmine Müller-Peral, responsable de la mesure stage professionnel dans le cadre du chômage au Service de l’emploi de l’Etat de Vaud, confirme cette pratique soutenue par l’ORP: «En 2015, 25% des Vaudois effectuant un stage professionnel avaient entre 30 et 39 ans; en 2016, ce chiffre devrait atteindre 36%.» Ces stagiaires sont à 90% actifs dans le privé, en majorité dans le tertiaire. Ils sont employés dans tous les types de métiers, avec une légère surreprésentation dans les professions du web, marketing et de la communication. «Des objectifs clairs d’apprentissage sont fixés au départ, précise-elle. L’ORP ne valide pas des stages de reconversion totale. Une employée de bureau qui souhaiterait changer complètement de branche, pour le domaine de la petite enfance par exemple, devra se former autrement.»

Même si Patrick et Marie entendent chacun emmagasiner des connaissances et des contacts utiles dans leur branche, ils reconnaissent qu’ils sont de la main d’œuvre bon marché. Craignant les abus, les syndicats suivent d’ailleurs de près cette question. «Les stages menés dans le cadre de la formation ne sont pas vraiment problématiques, contrairement à ceux effectués après», analyse Gabriel Fisher, responsable de la politique économique chez Travail.Suisse.

Barrières au stage de réorientation

Pour éviter qu’une personne, dont les qualifications correspondent exactement à un CDI, se voit proposer un emploi de stagiaire, des critères clairs doivent être définis. Une étude est menée actuellement chez Travail.Suisse pour dresser l’état de la situation dans les cantons et rassembler les différentes initiatives de contrôle. «Certes, d’un point de vue politique, une stagiaires de 26 ans, tout comme un autre de 39 ans, a droit au respect de ces critères, indique Gabriel Fisher. Mais, sur un plan personnel, l’insécurité et la faiblesse de la rémunération induites par un stage sont souvent plus compliquées à gérer chez quelqu’un de plus âgé. Il peut en effet avoir une famille à charge, des emprunts à rembourser, et ainsi de suite.»

Du côté des employeurs, de l’Administration fédérale aux grandes entreprises privées comme le Groupe Kudelski, on est ouvert à l’intégration de stagiaires plus âgés. Leurs profils peuvent même s’avérer intéressants du fait de leur maturité et des contacts qu’ils ont déjà eus avec le monde professionnel. «Nous pouvons imaginer proposer des stages professionnels de l’ORP ou d’observation dans les services transversaux à des stagiaires plus âgés, relève Frédéric Corthay, directeur des ressources humaines au sein du groupe vaudois. Néanmoins, nos cœurs de métier dans l’ingénierie ou l’informatique sont peu adéquats pour une réorientation sur le terrain.»

Beat Geiser de Cinfo relève lui aussi l’existence de barrières au stage de réorientation pour les plus de 30 ans. «Certaines grandes organisations internationales ont des limites d’âge ou des durées maximales à respecter après la fin des études. Dans les petites ONG, il n’est pas évident non plus de trouver un bon stage. Elles n’ont pas forcément les ressources nécessaires pour proposer un encadrement et un salaire adéquats.»

Pour qu’un stage avec une personne déjà expérimentée se déroule au mieux, une bonne préparation est indispensable. «Dès le recrutement, l’employeur doit appliquer des instruments différents d’une candidature standard, dit l’universitaire Eric Davoine. Il doit bien analyser le parcours et les compétences. Il doit aussi se demander quels stéréotypes les futurs collègues peuvent avoir en tête et adopter une approche différente, comme quand on accueille un collaborateur étranger ou porteur d’un handicap.» Des modèles d’intégration à travers le stage qui pourraient s’étendre à d’autres couches de la population, comme les seniors ou les femmes au foyer de retour dans la vie active.
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TEMOIGNAGES

«J’ai divisé ma rémunération par deux»
Sandrine Vuille, 30 ans, Neuchâtel

C’est l’envie d’exercer un métier créatif qui a décidé Sandrine Vuille, 30 ans, à changer de cap. Cette diplômée d’un bachelor en relations internationales et d’un master en administration publique avait pourtant une voie toute tracée dans le service public. Elle a occupé divers emplois à durée déterminée en tant qu’assistante ou collaboratrice scientifique, durant lesquels elle effectuait des recherches ou des études légales et statistiques. «Puis, l’opportunité de prendre un CDI dans une administration communale s’est présentée, mais j’ai senti que ce n’était pas la bonne voie pour moi. J’avais besoin de plus de contacts avec l’extérieur et aussi de faire preuve de créativité dans mon travail. Je l’ai compris grâce à un séminaire de développement de soi.»

La Neuchâteloise renonce donc à la sécurité d’un emploi fixe et choisit un poste de stagiaire qu’elle démarre en novembre 2016. «Bien sûr, j’ai divisé par deux la rémunération que j’avais dans mes précédentes fonctions. Mais cela me suffit pour vivre et mon conjoint soutient ma réorientation professionnelle. Sans personne à charge, je peux me payer le luxe de faire quelque chose qui m’intéresse et de ne pas prendre un job alimentaire.»

En échange de ce sacrifice financier, Sandrine acquiert des compétences en relations publiques, communication et publicité au sein de l’agence Trio à Lausanne. «Nous avons bien discuté de mes attentes en matière de formation. Ils m’ont proposé un poste sur-mesure.» Outre les nouvelles connaissances, qu’attend-elle de ces six mois de stage? «C’est encore un peu tôt pour le dire, mais, comme la plupart de mes collègues ont été stagiaires avant d’obtenir leur contrat fixe, j’espère pouvoir aussi être embauchée.»
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«A 17 ans, difficile de choisir sa profession»
Stéphanie Follet, 30 ans, Genève

Des guichets de La Poste aux jardins communaux, le changement de parcours de Stéphanie Follet est radical. Après avoir travaillé au géant jaune pendant dix ans, cette Genevoise de 30 ans souhaite se réorienter vers «un travail qui [lui] correspond davantage». Pour mieux connaître ses intérêts, elle décide de passer par l’Office pour l’orientation, la formation professionnelle et continue du canton de Genève. «L’horticulture est vite sortie du lot. Mais il fallait que je sois certaine que le métier me plaise.» Elle décide donc de faire des stages non rémunérés d’une semaine. Le premier dans une pépinière municipale, à Certoux (GE), le second chez Schilliger. «Mes collègues étaient surpris de voir une stagiaire trentenaire, surtout les apprentis. Mais tout s’est très bien passé: je pense qu’ils ont apprécié ma motivation.»

Son travail à La Poste, Stéphanie Follet l’a choisi par défaut. «A 17 ans, difficile de choisir sa profession.» Et plus tard, parfois, aussi: aujourd’hui, la jeune femme n’est pas encore certaine de vouloir devenir horticultrice. «Il me faudrait refaire un apprentissage de trois ans. C’est un gros investissement de temps et d’argent.»
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«C’est plutôt un avantage d’être plus âgée»
Rahel Schär, 30 ans, Berne

«J’ai fait de longues études, parce que j’ai toujours eu un travail à côté et je souhaitais vraiment aller en profondeur dans la matière, explique cette Bernoise trentenaire. Devenir juriste comportait pour moi une part de responsabilité qui ne s’apprenait pas en un claquement de doigt.» En 2015, elle finit par décrocher son master en droit et décide de rechercher un stage académique de 12 mois à la Confédération.

Pour être en accord avec les cours de droit économique qu’elle a suivis à l’Université de Berne, Rahel Schär postule au Secrétariat d’État à l’économie (SECO). «Outre le thème de mon stage sur la protection des données dans le domaine des assurances sociales, ce sont les conditions de travail à la Confédération qui m’ont attirées, ainsi que la culture de l’organisation. Mes collègues étaient intéressés à accueillir quelqu’un de fraîchement diplômé, qui pouvait avoir un regard nouveau sur les dossiers.»

Est-elle traitée différemment d’un stagiaire plus jeune? «C’est plutôt un avantage d’être plus âgée. Comme j’ai eu d’autres expériences professionnelles, je connais déjà les dynamiques au sein d’une équipe et dans une grande organisation. Par ailleurs, les feedbacks que j’ai reçus soulignent ma capacité à travailler de manière indépendante. Sur le plan personnel, je peux également échanger facilement avec mes collègues, car nous partageons plus de points communs dans nos vies privées.» Pour la suite, Rahel Schär reste ouverte aux opportunités à la Confédération, mais ne renonce pas non plus à l’idée de faire une thèse.
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Collaboration: Julien Calligaro

Une version de cet article est parue dans le magazine L’Hebdo.