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La vie comme à Lausanne

Plusieurs initiatives populaires font miroiter un pays de cocagne où le temps, l’argent et les infrastructures seraient distribuées à foison. Trop beau pour que la méfiance ne finisse pas par s’installer.

«Une société, que je sache, ne progresse pas par les loisirs.» Cette morne sentence ne sort pas de la bouche d’un économiste tendance père-la-rigueur ni d’un prédicateur façon peine-à-jouir. On la doit au subtile romancier et fin grammairien, jadis nègre du président Mitterrand, bref à l’académicien Erik Orsenna, dans Le Temps et à propos des 35 heures.

Par ailleurs grand amoureux de l’Afrique, Orsenna avait donné pour titre à l’un de ses premiers romans «La vie comme à Lausanne». Où l’on pouvait lire ceci: «Allez savoir, dans la complexité des problèmes modernes, où réside, chaque fois, le juste milieu. La Suisse, voyez-vous, m’aide dans cette recherche quotidienne, me dicte ma morale, corrige mes écarts. Lausanne est un peu la Rome, le Bénarès, la Mecque du centrisme, si vous voyez ce que je veux dire.» C’était en 1977.

La vie comme à Lausanne — et ailleurs en Suisse — aujourd’hui semble pourtant bien se présenter comme une grande aspiration au loisir. L’initiative «pour un revenu de base inconditionnel», la future initiative sur le congé paternité et, dans une moindre mesure, les initiatives «pour un financement équitable des transports», dite «Vache à lait», et «Pro Service public» ont pour point commun de réclamer l’instauration d’un cadre de vie bienheureux. Où le travail passe au second plan, l’argent tombe du ciel, les trains roulent tout seuls et les routes se construisent comme par l’opération du Saint-Esprit. Où l’individu roi réclame comme un dû non négociable à la fois du temps et de l’argent à un état larbin tout dévoué à son service et confort. Ce qui n’a rien d’infamant mais rien de très glorieux non plus.

Pourtant, les campagnes menées contre ces initiatives gloutonnes et/ou sectorielles donneraient presque envie de les approuver. Représenter ainsi l’éventuel bénéficiaire du revenu inconditionnel sous la forme d’un buveur de bière obèse, fumeur compulsif, grignoteur de pizzas enchaîné à son canapé, dénote un mépris bêtement laborieux pour l’oisiveté. Laquelle peut être source aussi d’une intense activité artistique, philosophique, ou spirituelle. De même condamner l’initiative «Pro Service public» en se moquant des vieux billets CFF en carton durci, symbole d’une époque certes où les trains étaient en déficit chronique mais arrivaient tout aussi chroniquement à l’heure, révèle une forme de satisfaction idiote et béate devant un présent qui ne serait fait que de mondialisation heureuse et de néolibéralisme radieux.

Alors que ces tentatives de politiser le loisir peuvent pourtant être combattues sans arrogance. C’est ainsi que la fameuse Suisse centriste, la Mecque du juste milieu, semble se réveiller, incarnée sur ce coup par l’impitoyable Doris Leuthard. Elle qui est en train de renverser la tendance donnant gagnantes les initiatives «Pro Service public» et «Vache à lait». En se déployant sur toutes les télévisions radios, journaux et tribunes du pays.

Soulagée, la classe politique qui n’avait rien vu venir ne tarit aujourd’hui pas d’éloge à propos de la ministre PDC: «C’est une femme déterminée qui veut gagner. Elle met tout en œuvre pour y arriver», s’extasie ainsi l’écologiste Adèle Thorens. En martelant simplement qu’interdire toute rentabilité au service public c’est quand même risquer fortement de l’affaiblir. Quant à l’initiative «Vache à lait», la conseillère fédérale explique tranquillement qu’elle mettrait en péril le projet de fonds routier «FORTA» qu’elle défend devant le parlement. Ce qui énerve les partisans de la dite «Vache», tel Jean-François Rime. «On la voit partout alors qu’elle refuse de débattre. Je trouve ça scandaleux.»

Scandaleux peut-être, mais pas étonnant. La Suisse reste la Suisse, on ne la fait pas facilement cracher au bassinet. Dans «La vie comme à Lausanne», Orsenna citait le célèbre pronostic de Lénine: «La révolution prolétarienne partira de Suisse». Tout le monde peut se tromper.