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La preuve par le castor

Le débat aux Chambres sur le rongeur à queue plate aura démontré toute l’efficacité d’un concept tarte à la crème: la prévention, synonyme bien pratique d’inaction.

L’affaire est grave. On ne plaisante pas avec les castors. Il faut dire que ça ne respecte rien, le castor. Ni les routes, ni les installations de drainage. Il fallait que cela cesse. Un courageux canton, celui de Thurgovie, s’est fendu d’une initiative pour mettre fin à une injustice épouvantable: les dégâts causés par les castors aux arbres et aux cultures sont remboursés par la Confédération mais pas les dommages occasionnés aux infrastructures. Intolérable. Allait-on encore longtemps laisser des castors démontrer qu’une infrastructure, ce n’est rien, que ça vaut moins qu’un arbre? Moins qu’un champ de patates? Dans une Suisse urbaine, industrialisée, asphaltée, motorisée, voilà qui frôlait l’hérésie.

Pourtant les castors ont gagné. Le Conseil des États a retoqué l’initiative thurgovienne. En attendant le verdict du National, les créatures à queue plate et dents longues pourront donc continuer de s’en prendre en toute impunité à nos précieuses routes, à nos inestimables installations de drainage. Les chemins et les berges pourront continuer de s’effondrer sous l’effet pervers des terriers que s’amusent à creuser ces satanés castors, causant un million de dégâts par année. Les anti-castor, l’UDC thurgovien Roland Eberle en tête, avaient pourtant invoqué des arguments propres à tirer les larmes. Selon eux, le remboursement, sans distinction, de tous les dégâts fomentés par l’infernal rongeur aquatique, aurait pour effet que «la sympathie pour cet animal en serait renforcée auprès de la population».

Le même argument, par parenthèse, pourrait être utilisé envers une autre bête pestiférée qui désespère nos montagnes et nos campagnes. Indemniser, comme cela se fait, l’éleveur pour chaque mouton égorgé, ne participe-t-il pas d’un véritable et très pudique amour du loup? Même si on peine encore à voir éclater sur nos monts les marques de sympathie envers le gentil carnassier.

D’autant que le castor est un animal tellement malin qu’il réussit à transcender les clivages partisans. C’est en effet une autre Thurgovienne, mais attention PDC cette fois-ci, Brigitte Häberli, qui dénonce la surpopulation des castors dans son canton. Cinq-cents individus, presque autant que le nombre de migrants syriens que la Suisse a promis de reprendre à la Grèce, c’est dire.

Le Conseil des Etats n’a pourtant rien voulu entendre. Il s’est réfugié derrière l’argument tarte à la crème qui nous dispense de bousculer les auteurs de délinquances diverses: la prévention. Oui, à la tranchante voracité des castors la réponse la plus adaptée serait la prévention. S’ils creusent, ce n’est pas de leur faute. Un castor, c’est fait pour creuser, il a ça dans le sang. Donc, la prévention. Cette fameuse prévention censée changer n’importe quelle brute en parangon d’honnêteté et de civilité, n’importe quel gangster aguerri en citoyen moutonnier, respectueux des lois et coutumes. N’importe quel fier castor en rat d’égouts édenté.

La prévention dans ce cas évidemment ne s’adresse pas directement aux castors: il n’a jamais été prouvé qu’on puisse éduquer un castor ni lui faire entendre raison. Non la prévention ici concerne évidemment les hommes. Si les castors s’attaquent sans vergogne aux sacro-saintes infrastructures humaines, il suffirait de ne plus rien construire si près de l’eau, puisqu’il a pu être observé que les castors causent des dégâts essentiellement dans les 10 mètres qui bordent les rivières.

Ce principe-là aussi pourrait être étendu largement. Pourquoi construire des banques si près des quartiers où les braqueurs potentiels ont leurs habitudes? Pourquoi construire des villas isolées propices aux cambriolages nocturnes? Ne serait-il pas plus judicieux de placer ces maisons isolées dans des zones de forte urbanisation? On dira alors que ce ne seront plus des maisons isolées. Peut-être. Mais il faut savoir ce que l’on veut: la prévention est un concept qui recèle plus de subtilité qu’il n’en a l’ air. Le castor le prouve. Gloire lui soit rendue.