KAPITAL

La face cachée des bons de réduction

Les «passeports» et autres coupons qui offrent des rabais un peu partout se vendent très bien en Suisse romande. Pour les commerçants, le système dissimule une réalité contraignante.

Deux repas au restaurant pour le prix d’un, soins du visage à moitié prix, une entrée offerte pour une entrée achetée… Les livrets de réductions, qui proposent des offres attrayantes, pullulent en Suisse romande. Les plus connus sont le Passeport gourmand (gastronomie) ou le Beauty Pass (beauté, wellness). Vendus entre 50 et 100 francs, ils connaissent un tel succès qu’ils s’écoulent parfois en quelques heures et peuvent se revendre au double de leur prix sur les sites de petites annonces. Le concept s’étend même au commerce du vin et aux services spécialisés dans les mariages ou les naissances.

Pour les professionnels qui adhèrent à ces passeports, le principe est simple: en échange d’une baisse de leurs prix de 20 à 50%, ils bénéficient d’une meilleure visibilité et d’une nouvelle clientèle, attirée par les tarifs réduits. Et cela sans dépense publicitaire. Un outil marketing a priori efficace, mais il y a un revers à cette médaille. Si le concept permet effectivement de séduire de nouveaux clients, ceux-ci ne se révèlent pas forcément rentables. «Nous participons à ces opérations pour nous faire de la publicité. Seulement, en raison des réductions concédées, nous parvenons à peine à couvrir nos frais», explique Marianne Julen, directrice de l’Europe Hôtel à Zermatt.

Tous les prestataires interrogés s’accordent sur ce point: il est impossible de compter uniquement sur ces clients pour faire tourner une activité. D’autant plus que ceux-ci limitent au maximum leur consommation et reviennent rarement après avoir fait valoir leur réduction, constate Jean-Luc Piguet, vice-président de la Société des Cafetiers, Restaurateurs et Hôteliers de Genève. «Le grand problème, c’est la fidélisation. Comme les détenteurs de passeports cherchent surtout des services à bas prix, ils n’hésitent pas à changer tout le temps de restaurant pour manger en dépensant un minimum à longueur d’année. Cela jusqu’à la parution de l’édition suivante.»

De leur côté, les éditeurs des guides ne s’estiment pas responsables si les clients pratiquent une perpétuelle consommation au rabais, à l’image de Ludovic Vuissoz, concepteur du WinePass et WeddingPass. «La fidélisation est l’affaire des commerçants. Nos guides ne constituent qu’un appel d’offres. C’est aux prestataires d’aller plus loin, notamment par la qualité de leur offre, de l’accueil ou l’innovation.»

Même si les clients qui butinent de commerce en commerce aident les professionnels à remplir des heures creuses ou des tables vides, la gestion de leurs réservations représente souvent un casse-tête. Pour Rino Strangis, patron du restaurant lausannois San Marino et partenaire d’un guide gastronomique depuis plusieurs années, «un taux trop important de clients avec réductions peut affecter la survie d’un restaurant. Il est indispensable d’établir un équilibre entre ces réservations et la clientèle qui paie le prix normal.»

La pratique demande donc rigueur et anticipation, ce que souligne également Jean-Charles Buffat, directeur du guide Tables Ouvertes: «C’est une solution adaptée pour les restaurants qui ne sont pas toujours pleins. Si les établissements respectent des coefficients normaux, ils gagnent moins, néanmoins ils ne perdent pas d’argent.»

Quotas et plages horaires

La plupart des prestataires ont appris à se fixer des quotas ou des plages horaires spécifiques afin de canaliser efficacement l’afflux de consommateurs «discount». Cette option n’est pas toujours possible, souligne Alain Gagliardi, chargé de communication du centre de bien-être Insens à Genève: «nous essayons autant que possible d’organiser les rendez-vous avec rabais en dehors des heures les plus sollicitées par notre public habituel. Il arrive que nous ne puissions pas le faire par manque de flexibilité de la part du client. C’est une réelle perte qui fait partie du jeu et nous devons faire avec.»

D’autres commerçants préfèrent s’en tenir aux restrictions qu’ils se sont fixées, quitte à froisser certaines personnes. «il faut parfois se montrer strict avec les gens qui insistent ou ne comprennent pas que l’on ne puisse pas les recevoir au moment où ils le souhaitent. C’est une situation qui est pénible pour eux comme pour nous», avoue Philippe Girardet, patron du restaurant Le Buffet d’un Tram à Cortaillod (NE). A force de ne pas réussir à obtenir une place, certains clients contournent les refus en omettant de mentionner leur sésame au moment de la réservation, contrairement à ce qu’exige le règlement des guides.

Le prestataire ne le découvre alors que le jour du rendez-vous. C’est une expérience que connaît parfois Carine Spengler, directrice de l’institut lausannois Io Soin de Soi: «Dans ces situations, je perds le gain que j’aurais pu réaliser avec un client au tarif normal. Si, en plus, je refuse ces personnes le jour même pour cause de manquement au règlement, je perds tout, car le rendez-vous tombe à l’eau…»

Les tensions liées aux réservations et l’insatisfaction face aux attentes suscitées par ces guides peuvent parfois déboucher sur une diminution de la qualité de service. «Un serveur qui sert de l’eau tiède parce que les clients ont commandé une carafe au lieu d’une bouteille d’eau minérale, un service lent et peu attentionné, ce sont des comportements rencontrés chez certains restaurateurs qui n’assument plus leur partenariat, reconnaît Jean-Luc Piguet, vice-président de la Société des cafetiers de Genève. C’est une attitude qui agit comme une véritable contre-publicité.»

Bien que tous les prestataires prétendent accorder un service identique à tous les clients, quel que soit le prix payé, on peut lire de plus en plus de commentaires négatifs sur les sites de recommandation, postés par des personnes mal reçues à cause de leur rabais. Un phénomène qui touche surtout le secteur de la restauration.

Malgré ces problèmes, la grande majorité des commerçants renouvellent leur contrat. A peine 10% des prestataires refusent de continuer l’affiliation. «Au final, les passeports fournissent aux commerçants une publicité bon marché et très ciblée, ce qui représente un avantage en temps de crise, conclut Jean-Luc Piguet. Et pour éviter les conséquences néfastes pour l’entreprise, les patrons doivent être conscients des contraintes de la démarche et en assumer toutes les facettes.»

Collaboration: Audrey Ramat
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«Je préfère que mon restaurant soit rempli pour sa cuisine»

Pour Marc Salangros du Café-Restaurant de la Frontière à Anières, les guides de réductions gastronomiques dévalorisent la profession.

Lorsque Marc Salangros reprend le Café-Restaurant de la Frontière à Anières (GE) en décembre 2012, il rompt immédiatement les partenariats que le précédent propriétaire avait établis avec différents passeports. Sa décision est motivée par une expérience de quatre ans en tant que maître d’hôtel au sein d’un établissement affilié à plusieurs guides de réductions. «Pour remplir la salle, le propriétaire de l’époque a orienté sa stratégie marketing sur le promotionnel. Le restaurant a été pris d’assaut, sans que le chiffre d’affaires ait augmenté pour autant.»

Pour le restaurateur de 41 ans, ces actions ne peuvent être que ponctuelles et concernent avant tout les nouveaux établissements qui veulent se faire connaître. Les endroits réputés pour offrir un bon rapport qualité-prix n’ont pas besoin de ces offres, sous peine de voir leurs finances chuter.

«Un restaurant a des charges et la qualité coûte cher. Avec un rabais de 50%, il faut à un moment ou un autre baisser le niveau de la cuisine ou du service pour rester rentable. Cela devient alors du service à la chaîne, rien à voir avec la vision que j’ai du métier. Je préfère que mon restaurant soit rempli pour sa cuisine plutôt que pour ses prix bas.» Le pari s’est avéré gagnant pour Marc Salangros et son associé Ricardo Marques. «Malgré le fait que notre établissement soit en pleine campagne et qu’il ne bénéficie pas de la publicité des passeports, son taux de remplissage a augmenté de 95% depuis que nous sommes aux commandes. Même si les gens doivent prendre leur véhicule pour dîner chez nous, nous voulons qu’ils sachent qu’ils vont bien manger et qu’en repartant, ils se disent que le prix était justifié. Il ne faut pas oublier que le but est de fidéliser la clientèle. Or, avec les passeports, elle ne fait que passer et se renouvelle constamment, au détriment des bons clients.»
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«Les gens prennent goût à ce système de réductions»

Yann Mora, du FriBowling à FriBourg, estime que le Passeport Loisirs offre au bowling une visibilité dans toute la région. Au niveau financier, il ne lui rapporte presque rien.

Pour Yann Mora, directeur et fondateur de FriBowling, l’intérêt principal des passeports se situe du côté du marketing. La distribution de ces guides de réductions au niveau régional offre à son établissement un rayonnement bien plus large que la publicité traditionnelle, et à un prix nettement plus avantageux. «Aujourd’hui, le client dispose d’une multitude d’options. A moins de pouvoir miser sur une certaine notoriété, il faut avoir de nouvelles idées et sans cesse relancer la machine pour attirer du monde. Or, la publicité classique coûte cher, explique Yann Mora. Avec les passeports, notre promotion est assurée dans toute la Suisse romande sans que j’aie à dépenser le moindre centime.»

Le centre de loisirs fribourgeois, avec 12 pistes de bowling et une salle de laser game de 700 m2, rencontre un joli succès depuis son affiliation au Passeport Loisirs il y a quatre ans. Son directeur reconnaît néanmoins que les réductions concédées aux clients ne rapportent presque rien. Un sacrifice financier qu’il est prêt à faire afin de continuer à susciter l’intérêt de sa clientèle cible: les familles. «En cette période de crise, tout le monde cherche à faire de bonnes affaires. Avec une clientèle en majeure partie familiale, accueillir les gens à bas prix est devenu une nécessité. Même si on travaille quasiment à perte avec les passeports, pratiquer de tels rabais nous permet d’augmenter notre capital sympathie.» Son objectif: inciter les gens à revenir et conquérir un nouveau public grâce au bouche-à-oreille.

Cependant, Yann Mora avoue que la clientèle des passeports est difficile à fidéliser et que seuls les Fribourgeois reviennent à plein tarif. «Les gens prennent goût à ce système de réductions et comme le rabais n’est valable qu’une fois pour le laser game et une fois pour le bowling, ils attendent généralement une année avant de revenir, afin de pouvoir profiter des offres du nouveau guide.»
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«Je préfère faire une promotion»

Une directrice de spa, membre d’un guide de réductions depuis seulement une année, explique pourquoi elle ne reconduira pas son partenariat.

«Le passeport nous dit que, grâce aux réductions, on finit par se faire une clientèle. Alors que ce n’est pas vrai du tout. 90% des gens ne recherchent que les bonnes affaires. Je perds du temps et de l’argent pour une clientèle qui ne reviendra pas. Je couvre une partie du coût des produits, mais pas celui du travail», observe la directrice d’un spa de la Côte, qui demande à témoigner anonymement. Attirée par l’originalité du concept il y a un an, le bilan est assez négatif pour cette gérante. A ses yeux, son affiliation au passeport a attiré une clientèle désagréable et irrespectueuse du matériel, des clientes «discount» qui prennent la place des clientes fidèles et qui a entraîné une baisse de la qualité de service pour répondre aux trop nombreuses demandes.

La directrice est catégorique, malgré la visibilité que ce partenariat offre à son institut, elle ne le reconduira pas. «Je préfère faire une promotion moi-même, hors de ces guides, afin de fidéliser ma clientèle habituelle. Même si à la base le concept mise sur l’aspect de la découverte de nouveaux lieux, pour la majorité des clients, c’est avant tout un guide de réductions.» Malgré ces critiques, la directrice reconnaît que les passeports peuvent être un outil marketing intéressant pour les nouveaux établissements qui cherchent à se faire connaître. «En cette période de crise, le milieu de l’esthétique va mal et beaucoup d’entreprises décident de se lancer dans les passeports en espérant pouvoir sortir la tête de l’eau. Or, s’il est vrai qu’il y a un afflux de clientèle au début, cela ne dure généralement pas. Et un établissement ne peut pas survivre en bradant ses prix, à moins de sacrifier la qualité.»
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.