KAPITAL

Quand l’apprenti reprend la boutique

Les anciens apprentis constituent parfois la meilleure solution pour une succession. Au fond, qui connaît mieux les rouages de la société qu’eux? Exemples romands.

Plus d’une PME sur cinq devra régler sa succession dans les cinq prochaines années, selon une étude récente de Credit Suisse. Une question qui se fait de plus en plus aiguë, car l’époque où la reprise était assurée de père en fils — et constituait en outre un atout publicitaire de choix — semble bel et bien révolue. «Il y a quelques années encore, plus d’une société sur deux était transmise dans le cadre familial, ce qui facilitait le processus de succession, explique Pierre-Yves Chomarat, directeur associé de Remicom Genève, un réseau spécialisé dans la remise de commerces et d’entreprises. Aujourd’hui ce n’est plus le cas, et nombreux sont les patrons qui n’ont pas planifié leur succession à l’approche de la retraite.»

Lorsqu’aucun successeur naturel n’émerge, certaines entreprises font alors un pari audacieux, en remettant l’entreprise à ses plus jeunes éléments: ceux qui ont effectué leur apprentissage au sein de la structure. Un cas de figure qui semble concerner particulièrement les structures de taille modeste, de cinq à dix employés.

Cette approche présente l’avantage d’assurer une continuité avec l’état d’esprit de l’entreprise. Qui, mieux que les ex-apprentis, connaît les rouages et le mode de fonctionnement de la structure dans laquelle ils ont fait leurs premières armes? «L’apprenti est au bénéfice d’une connaissance privilégiée de l’entreprise. Il est passé par tous les départements ou secteurs, il connait les employés, jouit d’une expérience de terrain et d’une connaissance de la clientèle qui constituent des avantages pour la reprise d’une société, estime Nicole Conrad, secrétaire générale de l’association Relève PME. Un ex-apprenti, ayant «mis la main à la pâte», jouit aussi d’une bonne crédibilité auprès de ses futurs employés, qui connaissent son parcours et savent qu’il se représente très bien les réalités du travail dans l’entreprise.»

Néanmoins, il s’agit d’un pari risqué puisque l’on parle d’assurer la direction d’une entreprise quelques années seulement après sa formation. Le manque d’expérience dans la gestion d’équipe constitue souvent un frein pour un jeune patron, sans parler de la crédibilité que celui-ci doit assurer auprès de la clientèle et de la lourdeur des procédures administratives. «Dans les métiers de la boucherie, par exemple, les jeunes repreneurs doivent commencer leur mandat en affrontant une législation de plus en plus complexe en matière d’hygiène et de traçabilité des produits», commente Nicole Conrad.

Autre difficulté: le manque d’expérience rend plus délicate la recherche de financement. Sur ce point, le crédit bancaire n’est pas forcément une bonne solution pour un jeune repreneur, souligne Pierre-Yves Chomarat de Remicom: pour l’obtenir, il faut habituellement apporter près de 50% de fonds propres et le taux d’intérêt pour le remboursement varie de 5% à 7%, soit un taux très élevé pour assurer la transition. «Une des solutions les plus réalistes consiste à effectuer un crédit vendeur, poursuit le spécialiste. Dans ce cas, l’ancien patron accepte de céder la société au successeur en lui en faisant un crédit. Ce dernier dispose ensuite de cinq à dix ans pour procéder au remboursement.»

Certains organismes soutiennent également les jeunes patrons pour leurs premiers pas seuls à la tête de l’entreprise. C’est le cas du Cautionnement romand, actif depuis 2007. Son but: faciliter l’accès au crédit bancaire. «Pour cela, nous cautionnons le prêt auprès des banques jusqu’à un montant de 500’000 francs, explique Nicole Conrad, qui en est membre du conseil d’administration. Le remboursement s’effectue ensuite sur une période de cinq à dix ans à un taux d’intérêt favorable.» A la fin de l’année passée, l’organisme au service des PME comptait 801 cautionnements pour un peu plus de 92 millions de francs. Avec les difficultés de plus en plus grandes des PME à trouver un successeur, ce genre d’initiatives en faveur des jeunes repreneurs risque de prendre de l’ampleur ces prochaines années en Suisse romande.
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TEMOIGNAGES

«Notre connaissance de l’entreprise a fortement diminué les risques»

Christophe Péclard, directeur de Voiles Gautier et Associés, Morges

«Le choix des successeurs s’est fait naturellement. Et comme nous sommes une petite structure, cela n’a pas engendré de jalousie au sein de l’équipe.» C’est en 2001 que Christophe Péclard a repris la direction de Voiles Gautier et Associés à Morges, société de production et réparation de voiles, avec deux associés — soit neuf ans après y avoir fait son apprentissage.

«Pour reprendre et refonder la société, il nous a fallu trouver 100’000 francs. Nous ne sommes pas passés par des banques ni par des organismes de financement, mais essentiellement par le soutien de connaissances et de proches.» Le directeur concède qu’il n’était pas facile de demander des fonds à des amis. Mais la démarche a rapidement porté ses fruits.

En plus du travail en atelier, les ex-apprentis ont dû rapidement se mettre à niveau concernant la gestion administrative de la société. «Heureusement, cette partie n’était pas trop complexe, et tout s’est bien passé pour la reprise de la partie vente. Je connaissais déjà bien le réseau de la clientèle, vu que je travaillais dans l’entreprise depuis quelques années. A mes yeux, ce facteur diminue fortement les risques induits par une succession.»
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«Des collègues plus anciens ont désapprouvé ce choix»

Ivan Carbone, directeur de Leopold & Kernen, Genève

En 2001, Ivan Carbone prend la succession de Leopold & Kernen, une société d’installations électriques, avec un associé. Il y avait terminé son apprentissage de monteur électricien en 1992. «Reprendre la société a été vraiment difficile car je n’avais aucune formation en gestion d’entreprise, et j’ai tout dû apprendre sur le terrain. En revanche, le fait d’être déjà dans l’entreprise est un énorme avantage pour ce qui est de la connaissance de la clientèle et du fonctionnement de la société.»

Ivan Carbone avoue ne pas avoir anticipé tous les efforts que le nouveau poste impliquerait. Il multiplie alors les heures supplémentaires pour faire face aux difficultés. «Il faut réfléchir à trois fois avant de se lancer. Tant que l’on n’a pas franchi la porte du bureau de direction, on ne peut pas se rendre compte de l’investissement personnel que cela représente. Il faut se battre tous les jours, surtout dans notre secteur où la concurrence est rude: rien qu’à Genève on compte 250 sociétés dans l’électricité. Heureusement j’ai été soutenu par ma femme. Mais parfois je me dis qu’il aurait été plus agréable de rester employé…»

La succession était d’autant plus difficile que l’ex-propriétaire est décédé juste après la transmission de l’entreprise et que l’associé d’Ivan Carbone a quitté huit mois plus tard la société, qui compte aujourd’hui quatre employés. L’ex-apprenti se retrouve seul à bord, avec des problèmes internes à gérer: «Certains collègues avec plus d’ancienneté n’ont pas approuvé le choix de cette succession. Il y avait des tensions dans l’équipe.» Cette transition délicate durera entre cinq et six ans. En dressant le bilan de cette expérience, Ivan Carbone tire un constat quelque peu amer: pour lui, les inconvénients sont plus nombreux que les avantages. «Bien sûr, il est très agréable de pouvoir faire ce que l’on veut quand on veut. C’est le privilège réservé au directeur. Mais ce privilège a un prix élevé.»
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«Ne pas hésiter à donner des responsabilités aux apprentis»

Ludovic Perroud, directeur de la boucherie-charcuterie Nardi, Cully

«Au début, il ne faut pas compter ses heures et il est important d’être tout de suite au clair sur ce que l’on va faire. Connaître le potentiel de la maison est essentiel pour savoir quelle ligne on décide de tenir.» Ludovic Perroud finit son apprentissage de boucher-charcutier à la boucherie Nardi en 1995. Une décennie plus tard, il prend la succession de la société de six employés. «La charge de travail administratif est conséquente, c’est pourquoi il est important de se faire aider.»

Pour le financement, le directeur a pu compter sur le soutien de sa famille, de la Fiduciaire des Bouchers et de la banque Raffeisen, la seule à avoir accepté d’apporter son soutien. «Aujourd’hui la plupart des banques ne jouent plus leur rôle en ce qui concerne l’économie réelle, et il est très difficile pour les petites PME d’obtenir leur aide», constate le directeur.

Décidé, Ludovic Perroud s’est lancé franchement dans l’aventure: une fois à la tête de la société, il n’a pas hésité à élargir sa clientèle auprès de la restauration et de la gastronomie. «Les restaurateurs nous apportent une excellente publicité. Les gens qui ont bien mangé s’informent souvent sur la provenance de la viande et viennent ensuite chez moi».

La renommée de la boucherie de Cully, active depuis 1947, est aussi un atout de taille. «Quand on reprend une société connue et qui marche bien, on est motivé à s’investir et à pousser la qualité des produits encore un peu plus haut. Je suis très strict auprès de mes fournisseurs.» A l’interne, il n’y a pas eu de problème particulier à relever: l’ex-directeur avait repéré le potentiel de Ludovic Perroud pour assurer la succession, et le choix s’est porté naturellement sur lui. «Il ne faut pas hésiter à déléguer au sein de l’entreprise et à donner des responsabilités aux apprentis, conclut le directeur actuel. Les employés se sentent ainsi impliqués dans la société.»
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«Demander conseil aux anciens»

Gilles Pradervand, patron de la boucherie-charcuterie Gilles Pradervand, Nyon

L’histoire de la boucherie Pradervand à Nyon, c’est celle d’un ex-apprenti devenant patron…et d’un patron redevenant employé. Pour occuper le siège de son oncle, Gilles Pradervand a tout de même attendu quinze ans après la fin de son apprentissage dans la boucherie familiale de cinq employés, en 1995. Le temps nécessaire pour se rôder: en 2010, à 34 ans, il prend finalement la succession. «J’ai eu la chance d’être bien épaulé par mon oncle lors de la transition, explique le patron. Il est resté au sein de la société en tant qu’employé, et travaille maintenant pour moi.»

Pour lui, la présence d’un «ancien» et ses précieux conseils en matière de gestion ont été indispensables. Car les tâches administratives peuvent vite s’avérer déroutantes: «La bureaucratie représente une très grosse partie du travail. Il est important de se faire soutenir, afin de pouvoir rester concentré sur l’activité de l’entreprise. Dans mon cas, ma compagne me fournit une aide précieuse en s’occupant de la comptabilité et de tout l’administratif. Ce qui m’a surtout frappé dans la transition, c’est la soudaine prise de conscience de tous les coûts qui concernent la société. Qu’il s’agisse des commandes, des salaires à verser, on se rend très vite compte des difficultés auxquelles il faut faire face.» Les conseils de Gilles Pradervand pour un jeune repreneur? «Croire en soi, garder une ligne de conduite et bien s’entourer, tant sur le plan professionnel que personnel.»
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.