En 1945, les avions britanniques bombardaient des navires de réfugiés. Près de 8000 rescapés des camps périrent dans la catastrophe. Les officiers de la RAF savaient que les bateaux transportaient des prisonniers, apprend-on aujourd’hui.
Parfois, une image cueillie de manière impromptue fige dans son évidence une réflexion que vous traînez pendant des jours sans parvenir à lui donner une forme aboutie. Cela m’est arrivé lundi soir en voyant le gentil film de Neil Jordan, «La fin d’une liaison». Alors que je somnolais en suivant d’une oreille distraite les dialogues métaphysico-sentimentaux des protagonistes, un plan montrant Churchill célébré par les siens le jour de la victoire à la fin de la deuxième guerre mondiale secoua ma torpeur.
Churchill, sur un balcon, faisait son fameux V de la victoire, un V que la foule immense, saisie en plongée par la caméra, reprend en exprimant un sentiment d’union passionnée avec son chef. Ce plan, fort connu, j’ai dû à ce jour le voir une bonne dizaine de fois. Mais soudain, il m’a projeté dans la thématique du rôle de l’homme providentiel dans l’histoire.
Si j’ai tourné autour de ce thème au cours de ces dernières semaines, je le dois bien sûr à l’irrésistible ascension de Poutine au faîte du pouvoir russe, une ascension qui contraste avec la ô combien laborieuse (mais démocratique) campagne électorale présidentielle américaine où de médiocres politiciens font semblant d’échanger des horions pour succéder au non moins médiocre Clinton. Mais je le dois aussi à la lecture de deux livres assez curieux qui méritent un petit détour. Dans «Déposition. Journal 1940-1944» (Ed. Viviane Hamy, 1992), Léon Werth, un intellectuel de gauche connu de l’entre-deux-guerres, narre au jour le jour la guerre telle qu’il l’a vécue dans sa maison de campagne de Saint-Amour près de Lons-le-Saulnier. Juif plus que sexagénaire, il se confine dans cette retraite en zone restée «libre» pour ne pas courir le risque d’être déporté alors que sa femme, restée à Paris, participe à un réseau de résistants.
Au fil du journal, ce qui frappe peut-être le plus avec le recul, c’est la capacité des gens à s’adapter en temps de crise aux hommes providentiels que les événements hissent au pouvoir. Sonnés par la rapidité de l’invasion allemande, les Français s’adaptent non seulement à Pétain et au pétainisme, mais aussi à un régime extrémiste qui se permettra toutes les outrances, tous les mensonges.
Dans sa solitude provinciale, Werth observe et rend compte, par petites touches. Non sans s’étonner de voir ces Français, toutes classes confondues, férocement anti-allemands vingt ans plus tôt se lover avec une complaisance ignoble dans une France dirigée par Berlin et accepter de faire partie, comme réserve à blé et à main d’œuvre, du IIIe Reich millénaire. La défaite nazie, l’avènement de de Gaulle provoqueront un simple retournement de situation, les mêmes se contentant de brûler ce qu’ils avaient adoré.
Ces comportements de masse échappent à toute logique, nient les rationnalités les plus savamment construites, vont à rebours des idéologies même s’ils semblent souvent les chevaucher. Ils relèvent, selon moi, de la bestialité (au sens fort) que l’homme parvient en temps normal à sublimer jusqu’à faire croire qu’il est civilisé mais dont il ne pourra sans doute jamais se défaire.
Cette bestialité récurrente est aussi le fil rouge qui parcourt un livre très étrange d’un ancien professeur de géographie de l’Université de Genève. Je connaissais Aldo Dami pour son fabuleux atlas intitulé «Les frontières européennes de 1900 à 1975. Histoire territoriale de l’Europe» publié chez Georg à Genève en 1976 où il est encore disponible. Mais je ne connaissais pas son «Refaire l’histoire» publié à compte d’auteur à Paris (La Pensée Universelle, 1973), livre que je viens de trouver chez un bouquiniste.
Pour refaire l’histoire – celle de la première moitié du siècle qui s’achève -, Dami prend la pose du provocateur en remettant systématiquement en cause les idées reçues sur les deux guerres qui marquèrent l’époque et les massacres colossaux qui en découlèrent. Une thèse domine: si l’on excepte (mais peut-on en faire une exception?) le génocide planifié industriellement de populations entières, en particulier des Juifs et des Tsiganes, l’Allemagne aurait fait une guerre classique. Il en veut pour preuve que dans la si fameuse bataille de Paris en août 1944, les nazis n’ont pas touché un seul pont de la capitale, ni ses monuments. Et cela alors que les Alliés étaient en train de raser au sol les villes allemandes.
Analysant les rôles respectifs de Napoléon et de Hitler (deux «hommes providentiels» issus des marches des nations qu’ils portèrent à leur plus grande extension, celui-là en Corse, celui-ci en Autriche), il note que ces deux massacreurs ont de nombreux points communs: «Partis de rien, de la misère et des échecs du début, et horriblement mal élevés, les deux «ogres» ont d’abord en commun une mémoire prodigieuse qui enregistre tout. Ces démiurges-là sont doués du sens de la prévision et de l’avenir, du sens du «coup à faire» et de l’exploitation du fait. Dociles à leur pente naturelle, ils s’infiltrent comme l’eau, dans tous les vides; ils hument littéralement toutes les virtualités. Identifiés à leur peuple, accordés à l’instant qui passe, en communion totale avec l’événement, ils sont tous deux des parieurs outrageusement heureux. Absorbés dans leur rêve infini, tous deux sont incapables de s’arrêter.»
A quoi il faudrait ajouter que tous deux ont plongé leurs peuples dans la misère et la mort, comme l’ont fait d’autres grandes figures historiques telles que Staline ou Mao qui surent aussi susciter l’enthousiasme des masses.
Ce qui irrite surtout Aldo Dami, c’est l’unilatéralité du discours imposé par les vainqueurs tant à l’Est qu’à l’Ouest sur la deuxième guerre mondiale. Il ne peut admettre que les exactions alliées dont on ne parvient pas toujours à mesurer l’utilité militaire (des bombardements de Dresde à celui d’Hiroshima) soient passées sous silence.
Dami n’admettait pas non plus le sort réservé à l’Allemagne après la guerre, notamment sa division. Il voyait dans la dureté de la répression envers les Allemands une source de conflit pour l’avenir. Nous sommes aujourd’hui à la croisée de ces chemins-là: jusqu’à quand le V victorieux de Churchill aura-t-il valeur de symbole?
On a presque tout dit sur Churchill, sur sa grandeur, mais aussi sur ses erreurs, ses échecs, ses petitesses. Restent encore les comptes de la deuxième guerre mondiale que les historiens allemands n’ont pas pu présenter, mais qu’ils vont révéler au fil de leurs découvertes dans les archives qui s’ouvrent désormais à tous.
Ainsi, le 3 mai, une manifestation de rescapés des camps nazis aura lieu près de Lübeck. Cinquante-cinq ans plus tôt, les navires sur lesquels ils s’enfuyaient furent coulés par les pilotes britanniques de la RAF, les gens étant même mitraillés dans l’eau alors qu’ils nageaient vers la rive.
Cette attaque provoqua la mort de 8000 survivants des camps, la plus grande catastrophe maritime de l’histoire. Or les archives anglaises viennent de révéler que les chefs de la RAF savaient que les bateaux emportaient des prisonniers, pas des nazis. Mais ils ne firent pas suivre l’information à qui de droit.
On dira: Churchill, la guerre à peine finie, perdit les élections et fut renvoyé à ses cigares. C’est vrai. Apaisés, les Anglais n’avaient plus besoin de lui, le «jeu» démocratique pouvait reprendre. Ce n’est malheureusement pas le cas de la Russie d’aujourd’hui. Ce Monsieur Poutine qui porte si beau, si jeune a un terrible avenir devant lui. Il me semble entendre déjà le son des fanfares militaires…