A l’ombre du Swatch Group se profilent des PME actives dans la fabrication de mouvements, comme Sellita et Soprod. Des entreprises cruciales depuis que le géant de Bienne a annoncé la réduction de ses livraisons.
Difficile, dans la fabrication de mouvements mécaniques horlogers, de se faire une place à l’ombre d’ETA. La domination historique de la filiale du Swatch Group, qui contrôle plus des deux tiers du secteur, laisse loin derrière les PME actives dans ce créneau stratégique de l’industrie. Mais après des décennies de stabilité, ce marché, évalué l’an passé à plus de huit millions de calibres en Suisse par le cabinet Kepler Capital Markets, connaît aujourd’hui une vaste reconfiguration. Car le Swatch Group a annoncé sa volonté de réduire — rapidement — ses livraisons de mouvements à des tiers (lire ci-dessous).
Une décision qui met sur le devant de la scène les acteurs moins connus de la branche: Sellita, Soprod, La Joux-Perret ou encore Dubois Dépraz (lire les portraits ci-dessous). Leur responsabilité est lourde: comment répondre au désengagement d’ETA? «Aujourd’hui, c’est le grand enjeu industriel de l’horlogerie suisse, qui va décider de la compétitivité des entreprises et groupes à long terme», estime le spécialiste de l’histoire horlogère Pierre-Yves Donzé, qui enseigne à l’Université de Kyoto, au Japon.
En 2010, la filiale du Swatch Group livrait encore deux millions de mouvements à des tiers. Vu de l’extérieur, l’abandon progressif de ce marché devrait assurer une belle croissance aux autres acteurs du mouvement. Et pourtant, la sortie de cette situation de monopole se fait dans la douleur. Un cadeau empoisonné? Sur le fond, les voix s’accordent pour légitimer la décision du Swatch Group. La forme, elle, fait grincer des dents: trop rapide, l’accord envisagé avec la Comco risquerait de tuer la concurrence dans l’œuf.
La question du financement fait notamment débat: ces PME auront-elles les épaules assez solides pour assurer la relève? «Produire des mouvements mécaniques simples et de qualité est techniquement accessible, mais coûte très cher», explique Pierre-Yves Donzé. Un défi d’autant plus difficile que même ces indépendants restent encore très dépendants des livraisons du Swatch Group, notamment pour les assortiments fournis par sa filiale Nivarox. Très peu d’acteurs maîtrisent l’ensemble du processus de la fabrication de mouvements.
Enfin, rien ne laisse présager que les horlogers se tourneront uniquement vers d’autres fournisseurs externes. A la recherche d’alternatives, certains groupes horlogers ont annoncé des investissements massifs dans leur propre appareil de production. C’est le cas de Richemont, qui a décidé d’investir quelque 100 millions de francs entre autres dans un site de production de mouvements pour Cartier à Couvet (NE). D’autres maisons collaborent avec des géants industriels qui maîtrisent le mouvement, comme TAG Heuer avec Seiko.
Du fait des investissements massifs requis pour augmenter les volumes, les fabricants de mouvements doivent avoir un horizon dégagé avec l’assurance de commandes fermes. Or, l’incertitude règne aujourd’hui sur les intentions des clients: «Avec la verticalisation progressive de la production, on ne connait pas encore les besoins à cinq ans des horlogers en termes de quantité de mouvements externes», explique Thierry Paratte, directeur du fabricant de mouvements Soprod, filiale du groupe Festina.
Depuis des décennies, l’histoire de ces PME a suivi les jalons posés par ETA. D’abord créées pour assembler les ébauches livrées par la firme de Granges, elles ont gagné en indépendance à mesure que le Swatch Group se désengageait de ce marché. Une première brèche a été ouverte en 2002, lorsque Nicolas Hayek annonçait la suspension des livraisons d’ébauches. Aujourd’hui, les outsiders tentent d’apprendre à voler de leurs propres ailes, dans le sillage à la fois protecteur et menaçant de leur aïeule.
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«Swatch Group n’est plus dépendant de la vente de mouvements»
Comment expliquer la très forte domination du marché du mouvement mécanique horloger par ETA? «C’est un héritage historique et non le résultat d’une stratégie visant à contrôler ce marché, explique Pierre-Yves Donzé, spécialiste de l’horlogerie, professeur à l’Université de Kyoto. Dans les années 1960, les Suisses étaient peu compétitifs face au Japon, qui produisait en masse des montres mécaniques de haute qualité. La plupart des manufactures ont alors cessé de produire leurs propres ébauches et commencé à recourir à ETA, afin de réduire les coûts.»
Lorsque le Swatch Group naît en 1983 de la fusion de l’ASUAG et de la SSIH, il hérite donc de ce monopole de fait. Mais au fil du temps, la proportion des mouvements perd de son poids au sein du groupe. «En 1985, cette activité représentait encore plus de 70% du volume des ventes. Mais le re-branding d’Omega, le lancement et le rachat de marques ont permis au Swatch Group de devenir un fabricant de montres complètes, source d’un plus grand chiffre d’affaires et de plus de bénéfices. La part des pièces d’horlogerie vendues hors groupe dans le chiffre d’affaires est passé à 11.9% en 2005 et à 6.9% en 2012.»
Aujourd’hui, le Swatch Group s’est libéré de sa dépendance envers la vente de mouvements et d’ébauches, ce qui explique, estime le spécialiste, sa décision de réduire les livraisons à des tiers. «En devenant un fabricant de montres complètes, Swatch Group est devenu concurrent de ses clients. Or, il est logique dans le système capitaliste de ne pas livrer des pièces essentielles à ses concurrents.»
L’été passé, Swatch Group et la Comco ont trouvé un accord à l’amiable sur la réduction de la livraison de composants. En 2012, grâce à des mesures provisionnelles, Swatch Group a déjà pu baisser ses livraisons de mouvements à 85% de la quantité achetée en 2010, et à 95% pour les assortiments, mesures confirmées jusqu’à fin 2013. Suite à l’opposition d’une partie de l’industrie sur la baisse rapide des livraisons prévue par cet accord — entre 2014 et 2015, 70% de la quantité de mouvements livrés en 2010, puis 50% les deux années suivantes, puis 30% — un nouveau projet serait actuellement en consultation.
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PORTRAITS
Sellita, un challenger sous pression
Lorsque l’on évoque une alternative à ETA, c’est toujours le premier nom qui apparaît. Sellita, qui emploie plus de 300 collaborateurs, est aujourd’hui le deuxième acteur sur le marché du mouvement horloger. Jusqu’en 2002, la société de La-Chaux-de-Fonds, fondée en 1950, assemblait des ébauches achetées à ETA avant de les revendre à ses clients. Mais, cette année-là, le Swatch Group annonce qu’il va suspendre la livraison d’ébauches. Une décision qui pousse Sellita à se lancer dans la production de ses propres mouvements entrée de gamme. Les calibres SW équipent désormais quelque 250 marques. Parmi celles-ci, bon nombre d’indépendants, comme Frédérique Constant, mais aussi de plus grandes structures, comme TAG Heuer chez LVMH.
«En 2011, nous avons vendu 1,6 million de mouvements, explique Miguel Garcia, directeur de Sellita. Cela aurait aussi dû être le cas l’an passé, mais les mesures provisionnelles de la Comco ont eu un impact, avec 30% en moins sur les livraisons d’assemblages.» Car malgré le lancement de ses propres mouvements, la marque n’a pas rompu les liens historiques avec le Swatch Group, bien au contraire: l’assemblage de mouvements ETA constitue encore la moitié du chiffre d’affaires de l’entreprise. Surtout, Sellita s’adresse encore au Swatch Group pour un élément stratégique, l’organe réglant de la montre.
Aujourd’hui, la marque doit donc refuser des clients — au risque de créer un goulot d’étranglement et des retards de production pour certains horlogers. «Nous avons essayé de satisfaire tout le monde, mais notre priorité est de maintenir les relations avec les clients historiques, précise Miguel Garcia. Cela va être difficile, mais je suis optimiste, sinon je ne serais pas chef d’entreprise!»
Sellita se reconfigure pour surmonter cette phase délicate: «Nous nous en sortirons par le travail. Depuis un mois, notre surface de production est passée de 4’000 à 11’000 mètres carrés. Quelques sociétés devraient pouvoir être en mesure de soulager le Swatch Group dans la fabrication de mouvements dans le futur», estime le directeur.
Soprod, la maîtrise de toute la chaîne
Le rachat de Soprod par Festina en 2008 a permis à la marque — qui, comme Sellita à ses débuts, assemblait des ébauches ETA — de redresser la tête après une décennie marquée par la succession de plusieurs repreneurs. Une intégration qui a apporté des compétences précieuses: «Aujourd’hui, nous sommes l’un des rares acteurs qui maîtrise pratiquement tout à l’interne, y compris les organes réglants fournis par MHVJ (ndlr. autre filiale du groupe Festina), explique Thierry Paratte, directeur de Soprod. Parmi les rares composants pour lesquels nous faisons appel à l’extérieur, il y l’amortisseur de choc Incabloc ou le ressort de barillet.»
Par conséquent, la marque se dit peu touchée par la réduction des livraisons du Swatch Group. «Nous avons déjà arrêté l’activité d’assemblage de mouvements ETA. Notre avantage, c’est que nous sommes déjà bien positionnés, avec des marques fidèles.» Soprod n’a pour autant pas encore les capacités pour combler toute la demande. «Nous devons refuser des clients et nos délais sont très longs.» La marque table donc sur une production de 100’000 pièces en 2013, mais le double d’ici à 2015, afin d’amortir les énormes investissements qui ont été nécessaires à la réalisation de l’A-10, le mouvement emblématique de Soprod.
Seul 10% des livraisons de l’A-10 est destiné aux marques de Festina, surtout Perrelet. Parmi les 150 clients externes de la marque figurent des grands groupes horlogers comme LVMH (notamment pour les montres Dior). Soprod est-elle une alternative à ETA? «Nous le sommes sur la qualité et le prix, bien que notre A-10 soit un peu plus cher qu’un mouvement 2892 ETA. Par contre, nous ne pouvons pas les concurrencer en termes de volumes.»
Claret, des complications aux montres finies
Si Sellita et Soprod sont passés du statut d’assembleur d’ébauches à celui de producteur de mouvements maison, Christophe Claret, lui, est allé plus loin encore: de concepteur de calibres haut de gamme, il est devenu horloger et a fondé la marque qui porte son nom. En 2009, il a sorti une première montre pour le 20ème anniversaire de la manufacture, qui emploie une centaine de personnes au Locle. L’aventure se poursuit aujourd’hui.
Pourquoi ce choix? «Lors de la crise, j’ai perdu la moitié de mes clients. Certains ont tout simplement déchiré notre contrat… D’autres ont été plus respectueux et ont lissé leurs commandes. Il me reste une dizaine de clients externes, contre vingt avant la crise.» Les pertes dans le secteur mouvements ont été compensées par la marque: aujourd’hui, la répartition est égale entre les deux activités dans le chiffre d’affaires de l’entreprise.
Du côté des mouvements, Christophe Claret joue dans la ligue supérieure, avec des entrées de prix manufacture à 30’000 francs pour un tourbillon. Depuis la crise, il s’est néanmoins diversifié en développant des modules à des prix plus accessibles. Ses clients se nomment Ulysse Nardin, Delaneau, Jean Dunand ou encore Maîtres du Temps. Depuis 1987, la maison a produit 70 calibres dans les très hautes complications.
«En moyenne, nous vendons 100 montres et 200 mouvements par an. Mais nous comptons doubler la quantité de montres grâce à notre nouveau calibre chronographe à force constante et sonnerie, qui débutera à 96’000 francs.»
Aujourd’hui, la marque est autonome dans la production de montres, fabriquant à l’interne aiguilles, boîtiers or et titane ainsi que les cadrans. Cette activité a tendance à surpasser les livraisons de mouvements à des tiers: «Le problème, c’est que les grandes marques intègrent de plus en plus une cellule propre pour la fabrication de mouvements. Et surtout beaucoup ne veulent plus prendre de risques. Les financiers ont remplacé les horlogers à la tête des groupes et des grandes marques, ce qui entraîne une forte frilosité et peu d’audace.»
Christophe Claret doit aussi adapter ses prix aux goûts d’une nouvelle clientèle de collectionneurs asiatiques: «Auparavant, les collectionneurs achetaient des montres entre 300’000 et 1 million de francs, mais depuis la crise ils sont plutôt passés à 60’000 à 300’000 francs. Par ailleurs, les nouveaux collectionneurs indiens ou chinois n’acceptent pas d’acheter une montre qui coûte plus cher que leur Ferrari…»
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.