LATITUDES

La fin de la conversation

L’heure de gloire des conversations téléphoniques prend fin. Place aux messages omniprésents, ou comment l’écrit remplace progressivement l’oral.

Les wagons de chemin de fer se font plus calmes. Fini les insupportables conversations téléphoniques dans les compartiments! On cause désormais moins en public. Les yeux rivés sur l’écran de son iPhone, on consulte ou on envoie des messages. Un constat qui se vérifie du côté des opérateurs, qui gagnent bien plus d’argent par le transfert de données que par la communication vocale.

De nombreux usagers n’utilisent plus leur smartphone comme téléphone, mais uniquement, ou presque, comme un moyen d’envoyer des messages SMS, d’accéder à leur courriel, à Facebook ou à Twitter.

L’appel téléphonique est même en train de se transformer en une sorte d’agression. Il est de plus en plus assimilé à une intrusion d’autrui dans la sphère privée. «Quand puis-je t’appeler?», demande-t-on pour prendre rendez-vous ou ne pas déranger.

«On n’aime pas prendre un appel téléphonique qui vous force à obéir à l’injonction d’autrui, à parler, ici et maintenant», relevait Jacques Attali il y a deux ans déjà dans un article prémonitoire.

En revanche, la réception de messages est très appréciée. Ceux-ci ont bien sûr l’avantage de pouvoir être lus quand on le souhaite. Dans des lieux ou à des moments pas toujours très opportuns: réunions de travail, repas familial, concerts, voire enterrements. La tête s’incline alors discrètement, dans l’espoir d’éviter d’être repéré. Quand la consultation de son courriel, même furtive, devient-elle impolie? L’étiquette n’a pas encore livré sa réponse.

Connecté en tout lieu et à toute heure, l’homme occidental éprouve de moins en moins la nécessité de converser avec son voisin «réel», physiquement à ses côtés. Cette mutation conduira-t-elle au sacrifice de la conversation au profit de la multi connexion? La question est posée dans un article paru récemment dans le New York Times.

«Nous vivons dans un univers technologique dans lequel nous sommes toujours en train de communiquer. En fait, nous avons sacrifié la conversation pour plus de connexion. (…) Mes étudiants me font part d’une nouvelle compétence importante: elle consiste à maintenir le contact visuel avec quelqu’un pendant que vous envoyez un message à quelqu’un d’autre; c’est difficile mais c’est faisabl.e» Cet état des lieux introduit le propos de Sherry Turkle, professeur de sociologie au MIT (Massachusetts Institut of Technoloy).

La technologie nous rend capables d’être à la fois ici et ailleurs. Nous vivons sur un nouveau mode qualifié de «alone together» (seul ensemble), par l’auteur d’un ouvrage éponyme.

Déjà, des psychologues ont identifié une «peur de la conversation». Elle se manifeste par le port fréquent d’écouteurs qualifiés de «conversational avoidance devices» (appareils qui évitent la conversation): «chacun se retire dans sa bulle». Au travail, les bureaux se transforment en cockpits. Dans le silence de la connexion, on contrôle la distance de chaque contact. Smileys et ponctuation remplacent les aspects muets de la conversation (regard, position du corps ou mimiques).

Nous ne sommes hommes, et ne tenons les uns aux autres, que par la parole, prétendait Montaigne. Il ne pouvait pas imaginer ces robots sociables qui, demain, feront la «conversation» aux aînés, aux malades, ou remplaceront les nounous.

«Ne confondons pas connexion avec conversation! Allons-nous nous satisfaire d’une simulation de compassion dans nos échanges?», met en garde Sherry Turkle. Ces substituts à la conversation se font, à ses yeux, au prix d’une dangereuse perte relationnelle.

Pour y remédier, elle a instauré, chez elle, des zones «device-free» (sans appareil) et suggère d’introduire, après les «casual Fridays», des «conversational Thursdays».