Des familles genevoises sont poursuivies aux Prud’hommes car elles sous-paient leurs employés. Un phénomène qui met en lumière l’exploitation d’un personnel précaire et les failles du système de prise en charge des enfants.
En cette fin de matinée ensoleillée, le parc Bertrand, situé sur les hauteurs de Champel à Genève, résonne de cris d’enfants. Dans ce quartier huppé de la ville, on croise de nombreuses femmes étrangères, venues pour la plupart d’Amérique du Sud ou d’Asie pour s’occuper d’enfants pendant que leurs parents travaillent. Parmi elles, Nica. Cette Brésilienne de 49 ans pousse nonchalamment un blondinet de 23 mois sur une balançoire tout en parlant avec animation au téléphone grâce à son kit main libre.
Nica vit depuis onze ans en Suisse, sans permis de séjour. «J’ai quitté le Brésil après mon divorce. Je suis venue en Suisse avec une amie pour les vacances et j’y suis restée», raconte-t-elle. Dans son pays, elle a laissé un fils, aujourd’hui presque adulte. Elle le voit rarement, car voyager c’est courir le risque d’être refoulée à la frontière. Outre le petit garçon dont elle a la charge, elle fait un peu de repassage et d’autres tâches ménagères pour la famille qui l’emploie. Elle dit aimer son poste et l’enfant dont elle prend soin depuis sa naissance. Ses conditions de travail sont pourtant loin d’être enviables.
Nica travaille du lundi ou vendredi, de 8 à 19 heures, pour 2000 francs par mois. «Ma patronne m’a dit qu’elle allait m’augmenter et elle paie mes charges sociales avec le système Chèque Service», ajoute-t-elle. On reste tout de même loin des 3625 francs mensuels pour un travailleur sans qualification requis par le contrat type qui fait office de convention collective dans le secteur de l’économie domestique.
En 2005, un rapport des professeurs Yves Flückiger et Cyril Pasche du laboratoire d’économie appliquée de l’Université de Genève dénombrait entre 5000 et 5600 travailleurs immigrés sans autorisation de séjour dans la branche de l’économie domestique à Genève, un secteur dont ces personnes occuperaient 70% des emplois. Puisant dans ce large réservoir, de nombreux employeurs n’appliquent pas le tarif minimal légal. «Selon nos observations, les gens sont payés, en moyenne, 1000 francs de moins que le salaire minimum», relève Martine Bagnoud du syndicat SIT.
Or, il arrive que ces travailleurs, souvent réduits au silence par leur statut précaire, ne se révèlent pas aussi conciliants que Nica. Le Tribunal des prud’hommes genevois enregistre ainsi près d’une quarantaine de plaintes par an. Des affaires qui tournent en grande majorité à l’avantage des plaignants. «Que cela se règle par une séance de conciliation ou par un procès, les employés repartent presque toujours avec une somme d’argent», confirme la présidente de la juridiction, Sylvianne Zeder-Aubert.
Parfois s’élevant à plusieurs dizaines de milliers de francs, les montants obtenus correspondent pourtant rarement au manque à gagner. Luis Cid, le fondateur de Syndicat sans frontières qui aide régulièrement les immigrés dans leurs démarches juridiques, trouve «scandaleuse» cette pondération du tribunal: «Lorsqu’il me manque 50 centimes pour acheter une miche de pain, on ne me la donne pas. Je ne vois pas pourquoi on peut avoir des domestiques au rabais.»
Dans ce genre d’affaire, le fardeau de la preuve repose sur le plaignant, qui a souvent du mal à étayer ses dires. «En raison du caractère non déclaré de l’activité, il est compliqué de démontrer que l’on travaille 12 heures par jour. Les salaires sont souvent versés de main à main. Les emplois du temps sont difficiles à vérifier: les plaignants affirment qu’ils travaillent 60 heures par semaine; les employeurs parlent de temps partiel, détaille Sylvianne Zeder-Aubert. Ils disent par exemple que leur employée peut se reposer pendant que le bébé fait la sieste. Or, dans la mesure où elles ne sont libres ni d’aller au cinéma ni même de sortir, il s’agit bien de travail», poursuit Sylvianne Zeder-Aubert.
En comparaison du nombre de cas litigieux, les plaintes restent néanmoins limitées. Les syndicats règlent une majorité de conflits en amont en signant des accords avec les employeurs. Mais les employés hésitent aussi souvent à se plaindre. «Lorsque tout va bien, les gens ne se plaignent pas car ils ont trop d’orgueil. Ils viennent nous voir lors de licenciements, d’accusations de vol ou de manque de respect. Je persiste à croire que plus que de l’argent, ils cherchent seulement une forme de respect et de reconnaissance», explique Sylvianne Zeder-Aubert. Les tiroirs de l’instance genevoise débordent d’histoires douloureuses, comme celle de cette Sud-Américaine licenciée lorsqu’elle est tombée enceinte, mais dont les patrons assuraient qu’elle avait démissionné pour profiter de sa grossesse… «Son compagnon gagnait 1000 francs par mois en faisant la plonge dans un restaurant. On voit mal comment elle en aurait profité.»
Fait plus rare, les employeurs peuvent aussi se trouver en situation de détresse à l’instar de cette mère célibataire, vendeuse dans un magasin de meubles. La nounou qu’elle employait à plein temps l’a poursuivie aux Prud’hommes parce qu’elle ne lui versait que 1500 francs par mois. «Elle gagnait à peine plus que le salaire qu’elle aurait dû verser», note la présidente du tribunal.
Un cas révélateur: la population ayant recours aux nounous ne se limite pas aux familles aisées. «Le motif principal d’embauche des travailleuses domestiques que nous appelons les «careuses d’enfant» — car elles jouent un rôle important dans les soins, l’éducation et la socialisation des enfants — est d’ordre structurel. On fait appel à ces femmes lorsqu’il y a une incompatibilité entre les contraintes horaires liées à la prise en charge des enfants et les horaires professionnels, pour des personnes qui travaillent par exemple dans la santé, la vente, l’hôtellerie et pour les cadres supérieurs. L’engagement d’une «careuse» garantit une grande flexibilité qui vient compléter d’autres formes de prise en charge», explique Jeanne-Véronique Pache Huber, professeure d’anthropologie sociale à l’Université de Fribourg qui entame avec Marie Anderfuhren, chargée d’enseignement à l’HETS à Genève, une étude sur le «Processus et les critères d’embauche des careuses d’enfants».
Même pour des foyers plus aisés, le salaire minimal représente souvent une charge trop lourde, comme en témoigne ce couple de médecins genevois avec deux enfants: «3600 francs par mois, cela aurait été hors de portée, explique la maman. Nous avons employé pendant six ans une nounou chilienne clandestine que nous avons payée 2500 francs, plus les charges, pour un peu moins d’un plein temps. Pour déterminer son salaire, j’ai demandé autour de moi. En comparaison, je la payais plutôt bien, il était important qu’elle puisse vivre dignement.» Pourtant, l’ancienne employée, avec qui la famille a gardé de très bons rapports, pourrait réclamer près de 72 000 francs aux Prud’hommes…
Des démarches que Luis Cid encourage, en informant de leurs droits les travailleurs domestiques dans les églises hispanophones et lusophones de la ville. Un activisme qui fait peur à certaines familles qui y voient une forme de «prosélytisme». «De quoi m’accuse-t-on? De conseiller les travailleurs? Il faut savoir que seulement 8% des personnes exploitées portent plainte. Je préfère éduquer un patron en lui disant d’acheter un Code des obligations, de contracter une assurance perte de gain, une assurance accident et de payer l’AVS de son employé plutôt que de me battre avec un travailleur pour qu’il se défende», rétorque le syndicaliste.
A travers ces réclamations salariales se joue aussi la question de la reconnaissance du métier de nounou. Dans sa préenquête, Jeanne-Véronique Pache a relevé qu’au fil du temps, ces femmes se reconvertissent dans les travaux de nettoyage, généralement plus rémunérateurs. On pourrait ainsi se demander pourquoi, en Suisse, on donne plus de valeur au ménage qu’à la garde d’enfants, un travail qui exige pourtant plus de responsabilités. L’afflux de nounous immigrées a d’ailleurs un impact négatif sur la profession. «Depuis quelques années, nous plaçons des Nannies à des salaires mensuels inférieurs à 4500 francs, là où elles pouvaient prétendre à plus de 5000 francs il y a quelques années. La crise n’y est pas étrangère, mais la sous-enchère pratiquée par les nounous clandestines joue aussi un rôle», explique Didier Mattel, de l’agence de placement de personnel de maison Serado à Genève.
La régularisation collective des clandestins du secteur domestique, demandée en 2005 par le Conseil d’Etat genevois à Berne, mettrait certainement de l’ordre dans le domaine. Mais la requête genevoise s’est enlisée et la réitérer ne fait pas partie des projets du Conseil d’Etat actuel. C’est que, en dépit de l’exploitation, des violations des lois sur l’immigration et de la dévalorisation d’un métier sous-payé, les nounous clandestines jouent, par leur accessibilité, un rôle nécessaire à la société, celui de soupapes dans le système très tendu de la garde d’enfants.
D’autres solutions que l’exploitation de personnel sans permis se profilent heureusement, à l’exemple de l’offre Mary Poppins lancée par Pro Juventute. A travers ce projet, des chômeuses en fin de droit sont formées à la garde d’enfants à domicile. Les parents n’ont qu’à assumer 20% des frais, le reste étant payé par l’Office cantonal de l’emploi; 168 enfants du canton passent par ce système ingénieux. A terme, 300 places seront proposées.
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Une version de cette article est parue dans L’Hebdo.