KAPITAL

Ces émotions qui gouvernent les marchés

Des chercheurs décryptent les composantes irrationnelles de la finance pour permettre aux investisseurs de mieux réussir leurs placements. Rencontres à Lausanne et Zurich.

L’investisseur a ses raisons que la raison ne connaît pas. Ses choix sont influencés par des facteurs multiples comme l’interprétation des données à disposition, la gestion de ses propres émotions et la relation avec les autres. C’est ce que prouvent plusieurs expériences qui ont ébranlé la notion d’un «Homo œconomicus» totalement rationnel dans ses décisions d’ordre économique.

L’investisseur classique a peur de perdre. Une expérience a démontré que pour accepter de prendre le risque de perdre 100 francs, la plupart des gens veulent une possibilité de gain de 200 à 300 francs, soit deux à trois fois supérieure à la somme susceptible d’être perdue, même si les chances de gagner ou de perdre sont équivalentes. De plus, une partie des investisseurs préfèrent perdre avec les autres plutôt que d’avoir raison tout seul, tandis que d’autres surestiment leurs capacités à gérer leurs placements.

Ces façons de prendre des décisions, incompatibles avec le concept d’Homo œconomicus sont nombreuses. Certaines sont qualifiées de biais psychologiques. Elles touchent tellement d’investisseurs qu’elles finissent par influencer les marchés sous la forme d’actions au prix surévalué, d’opportunités de gain boudées, ou encore de bulles économiques.

La finance comportementale, une discipline apparue dans les années 1960 étudie ces biais, et ces anomalies du marché. D’abord considérée comme marginale, elle a petit à petit gagné en crédibilité. L’un de ses précurseurs, le chercheur Daniel Kahneman a d’ailleurs été récompensé par le Prix Nobel d’économie en 2002.

En Suisse, Behavioural Finance Solutions, une jeune pousse du Swiss Banking Institute de l’Université de Zurich et Quanteviour, une société de conseil basée à Lausanne, sont également spécialisées dans cette discipline. Toutefois, leurs approches diffèrent. «Nous cherchons à aider l’investisseur à mieux contrôler ses émotions et à dominer ses biais en nous basant sur les expériences de psychologie et d’économie comportementale», dit Enrico De Giorgi, professeur assistant de finance à l’Université de Lugano et de mathématiques à celle de Saint-Gall et partenaire de Behavioural Finance Solutions, qui publie les dix fautes les plus fréquentes des investisseurs sur son site (en anglais). Parmi les biais classiques: l’ancrage mental qui pousse à s’attacher à des chiffres ou des événements marquants pour prendre une décision, même s’ils n’ont aucune pertinence dans un cas précis, l’instinct grégaire qui mène à imiter les décisions d’autres investisseurs pour se sentir rassuré par la présence du groupe, ou le déni de réalité qui fait que l’on rejette des informations mettant en doute nos convictions plutôt que de réagir face à un changement.

«Nous avons mis au point «un profileur de risques», un outil qui consiste en deux questionnaires détaillés et adaptés à chaque investisseur. Il permet de déterminer les biais éventuels du sujet et de comprendre sa définition du risque pour pouvoir ensuite lui faire une proposition d’investissement optimale», poursuit Enrico De Giorgi. Cette proposition comprendra surtout des obligations pour quelqu’un avec une forte aversion au risque, tandis qu’elle comportera plus d’actions si la personne est prête à risquer des pertes pour gagner plus. «Nous insistons sur l’importance de donner au client un retour très clair sur les particularités de son profil de risque. S’il comprend pourquoi on lui fait ces recommandations, il arrivera à mieux réagir dans une situation de marché difficile.»

Behavioural Finance Solutions ne conseille pas directement les investisseurs, mais vend son modèle et ses conseils aux gestionnaires de fonds. Elle compte UBS, Credit Suisse et la Deutsche Bank parmi ses clients. En Suisse romande, Quanteviour cherche plutôt à «tirer profit des tendances générées par la psychologie». La société s’adresse aux gérants de fortune et à des institutionnels comme des caisses de pension, des assurances et de petites banques. «Nous ne nous intéressons pas aux biais du comportement ni à leurs causes, explique Nicolas Barile, fondateur partenaire de Quanteviour, mais nous cherchons à reconnaître des comportements qui se rapprochent de ceux déjà observés dans le passé afin de nous extraire au maximum de ces biais.»

Pour cela, la société analyse quantitativement toutes les données possibles (notamment les actes des investisseurs) sur le marché des dérivés depuis une quinzaine d’années. Elle a mis au point un modèle permettant de «qualifier l’état psychologique du marché». «La logique d’analyse nous donne une vision claire d’une situation euphorique ou pessimiste, dont les conséquences se reproduisent systématiquement. Par exemple, lors d’une euphorie sur un titre, à la fin il n’y a plus suffisamment de bonnes nouvelles à donner, donc la tendance s’inverse, alors qu’elle serait restée stable sans cette euphorie.»

Quanteviour propose notamment un abonnement pour un suivi stratégique trimestriel comprenant des données multiples, dont des données comportementales. Cet abonnement donne aussi droit à des alertes e-mail. «Début octobre, nous avons envoyé une alerte comportementale parce que ces variables s’étaient détériorées. Elles étaient entrées dans une zone d’euphorie qui implique une rémunération insuffisante des risques pris», raconte Nicolas Barile.

La société aimerait encore perfectionner son modèle en incluant une analyse systématique des analystes financiers et des médias. «Ces derniers souffrent également des biais qu’on retrouve chez les investisseurs: si tous commencent à parler d’un même sujet et que tous partagent le même avis, c’est que le cycle est arrivé à son terme.»

Tant Nicolas Barile qu’Enrico De Giorgi sont convaincus du rôle grandissant que la finance comportementale tiendra dans le futur. Pour conclure, le second cite le professeur Richard Thaler, un autre précurseur de la discipline. «Dans un futur pas si lointain, le terme de «finance comportementale» sera considéré comme un pléonasme. Quelle autre sorte de finance y a-t-il?»

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Excès de confiance!

Plusieurs types de biais sont susceptibles d’empêcher l’investisseur de faire des choix rationnels. Des biais cognitifs, dus à une interprétation erronée des informations à disposition, des biais émotionnels dus à la peur, l’admiration, l’orgueil, etc. ainsi que des biais sociaux, induits par notre rapport aux autres. Mais la liste n’est pas exhaustive. Des études sont en cours au sujet de biais culturels, tandis que d’autres ont démontré que certains biais sont liés au genre.

L’excès de confiance compte parmi ceux-là. Ce biais consiste à donner trop de crédit aux informations et à immédiatement réagir en conséquence. Ce qui pousse l’investisseur à effectuer de nombreuses transactions. Comme chaque transaction est facturée par la banque, l’opération risque de coûter plus qu’elle ne rapporte. Selon plusieurs études, ce travers concerne majoritairement les hommes.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Swissquote (No1).