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Les cantons se battent pour attirer les écoles internationales

Alors que la demande en formation anglophone ne cesse de croître, les projets de nouvelles écoles sont bloqués par des tracasseries communales. Le développement économique des cantons en souffre. Enquête.

Après des années infructueuses marquées par plusieurs projets avortés, Neuchâtel tient enfin son collège international. Depuis la rentrée 2009, la St. George’s School, déjà présente à Montreux et à Clarens, a ouvert une succursale en terre neuchâteloise. «Cette implantation a été rendue possible grâce aux soutiens de l’Etat et de plusieurs entreprises internationales de la région», souligne le professeur Francis Kahn, président de St. George’s School in Switzerland.

Concrètement, plusieurs entreprises de la région neuchâteloise, Autodesk, Celgene, Glenmark, Gucci, Philip Morris, la Banque Bonhôte et la Banque Cantonale Neuchâteloise, se sont regroupées en association afin de financer l’intégralité des travaux de rénovation du Collège Sainte-Hélène, où s’est établie l’école internationale. Une facture de 3 millions de francs. Le Conseil d’Etat, quant à lui, s’est investi dans le projet en s’engageant à couvrir les éventuels déficits d’exploitation à hauteur de 300’000 francs par an jusqu’en 2012, sans obligation de remboursement.

Si le soutien d’entreprises privées à une école, elle aussi privée, semble logique, l’utilisation de deniers publics pour garantir un déficit privé est plus problématique. Une polémique que Jacques Soguel, directeur de la société biopharmaceutique américaine Celgene et président de l’Association «for an international school in Neuchâtel», balaie de la main: «L’impact positif pour le canton est énorme, pour une somme minime. La présence d’une école internationale est un vrai atout pour attirer de nouvelles multinationales. Surtout, nombre de collaborateurs travaillant déjà dans le canton vivent à Berne ou sur l’arc lémanique afin d’être proche de l’école de leurs enfants. La présence de la St. George’s School à Neuchâtel va permettre de les faire revenir. Par ailleurs, il ne s’agit pas d’une aide financière, mais d’une garantie de déficit. Pour le moment, pas un centime public n’a été dépensé.»

Une situation qui ne devrait pas durer. Francis Kahn prévoit d’ores et déjà pour la première année d’exploitation «un déficit de plusieurs centaines de milliers de francs, après la couverture étatique». En cause: le manque d’élèves. «Le point mort pour une école de ce type se situe entre 80 et 100 élèves. Actuellement, nous en avons moins de 50 pour une capacité de 150 à 200 places. » Le président de la St. George’s School voit deux raisons principales à ce recrutement difficile: «Comme il s’agit d’une nouvelle école, un certain nombre de parents attendent de voir comment elle fonctionne avant d’y placer leurs enfants. Ensuite, la plupart des enfants d’expatriés étant déjà scolarisés dans d’autres instituts internationaux, sur l’arc lémanique ou à Berne, ils préfèrent y rester. Pour ces raisons, nous prévoyons d’atteindre la centaine d’élèves nécessaires à la rentabilité d’ici à trois ans.»

Une demande de places très forte

Un pari qui pourrait être gagné, tant le besoin de places en écoles anglophones se fait sentir en Suisse romande. «La demande est très forte, estime Michaelene Stack, directrice de l’Ecole internationale de Genève, qui assure l’éducation de plus de 4000 enfants. Dès mars prochain, nous allons augmenter notre offre de 520 places supplémentaires sur notre campus de La Châtaigneraie. Mais, pour le moment, nous ne pouvons offrir une place que lorsqu’un enfant quitte notre établissement.» Un constat partagé par Marcel Rieder de l’International School of Lausanne (ISL): «Pour certaines classes, nos listes d’attente peuvent atteindre jusqu’à une trentaine d’enfants.»

Lors de la rentrée scolaire de septembre 2009, le Collège du Léman, qui accueille 2200 élèves, a ouvert 100 places supplémentaires dans ses classes. Résultat: «Nous affichons déjà complet, confie Marc Paloma, directeur de l’établissement. Malgré la crise économique, la demande est restée soutenue.» Au total, il manquerait entre 400 et 600 places dans les écoles bilingues franco-anglaises du canton de Vaud, selon Alain Boss, directeur de l’Association vaudoise des écoles privées (Advep).

Pourtant, «la disponibilité de places d’écolage dans les écoles internationales anglophones est un prérequis absolument nécessaire pour attirer des entreprises internationales, rappelle Daniel Loeffler, directeur de la promotion économique genevoise. Si vous n’en avez pas, vous n’avez pas de multinationales sur votre territoire.» A tel point que les différents cantons se livrent une véritable guerre pour accueillir les précieux établissements: «Quand nous avons voulu attirer une école internationale à Neuchâtel, nous nous sommes aperçus que les cantons sont en compétition pour que d’éventuelles écoles privées s’implantent sur leur territoire et pas sur celui des voisins», confie Jacques Soguel.

Pour autant, tous les cantons romands ne sont pas prêts à garantir le déficit éventuel d’un nouvel établissement. «Ma vision personnelle est que nous devons rester neutres, confie Eric Maire, du Développement économique vaudois (DEV). Notre rôle d’institution publique n’est pas de nous immiscer dans l’économie, d’autant que garantir le déficit d’une nouvelle école privée serait déloyal par rapport à celles existantes. Nous préférons mettre en relation des entreprises avec des écoles et les laisser se débrouiller. Après, à Neuchâtel, la situation est un peu différente. Ce canton ne disposait pas d’une école internationale sur son territoire et en avait absolument besoin.»

Pour preuve, le canton de Fribourg. Afin de pallier l’absence d’une école privée franco-anglaise sur son territoire, il est également prêt à mettre la main au porte- monnaie: «En discutant avec toutes les entreprises du canton, nous avons réalisé qu’il existait un réel besoin, explique CharlesMorel, président de Fribourg International (FI). Nous avons alors monté un projet avec l’International School of Monts-de- Corsier qui souhaitait s’installer à Fribourg. Nous avons reçu le soutien de l’Etat qui était prêt à garantir le déficit de l’établissement et un bâtiment a été libéré à Matran pour permettre l’installation.»

Résultat: dès l’automne 2009, la promotion économique de Fribourg annonçait très officiellement qu’une école anglophone pour les 3 à 11 ans ouvrirait ses portes prochainement. Mais les préinscriptions n’ont pas suivi et le projet est abandonné. «A la place, nous avons mis en service un système de transports d’élèves entre Fribourg et l’International School of Monts-de-Corsier, souligne Christoph Aebischer, porte-parole de la promotion économique de Fribourg. Mais c’est dommage. Nous aurions aimé pouvoir accueillir une école internationale. Cela aurait constitué un argument fort pour notre promotion économique.»

Un marché porteur

En Valais aussi, les autorités cantonales se démènent: «Nous souhaitons accueillir une école anglophone, affirme Jean-Marie Cleusix, délégué à l’éducation et à la formation du Valais. Mais l’Etat ne souhaite pas la financer d’une manière ou d’une autre. Nous misons davantage sur le soutien des entreprises locales.» Ainsi, le 18 février 2009, une commission a été nommée et constituée de représentants de plusieurs entreprises de la région:Lonza, Novartis et Flagstone, de deux représentants des services économiques et d’un de l’éducation. Depuis, cette commission a rendu en juin 2009 un rapport au Conseil d’Etat soutenant l’établissement d’une école privée anglophone dans le canton. Le gouvernement valaisan a apporté son soutien en décembre 2009 et d’ici à mars 2010, le projet devrait être mis en œuvre.

Outre cette initiative, l’école Ardévaz, à Sion, a ouvert en septembre dernier une classe de maturité bilingue franco-anglaise. «Avec 16 étudiants inscrits, nous pouvons déjà dire que c’est un joli succès, se félicite Philippe Moulin, directeur de l’établissement et président de l’Uvep (Union valaisanne des écoles privées). C’est un marché auquel nous croyons, même si le Valais compte moins de multinationales que l’arc lémanique.» Par ailleurs, la St. George’s School, après s’être lancée à Neuchâtel, s’apprête à ouvrir une succursale à Verbier, dès septembre prochain pour les 3 à 11 ans. «Nous venons de signer un contrat avec une association de parents d’élèves et d’entreprises intéressées, ainsi qu’avec les autorités communales pour le bâtiment», révèle le professeur Francis Kahn. Une soixantaine de familles seraient intéressées par ce projet, aidé financièrement par Flagstone, entreprise spécialisée dans la réassurance.

Ce soutien des entreprises aux écoles privées ne se fait pas sans contreparties. A la nouvelle école internationale de Neuchâtel, les sociétés qui ont participé aux financements garderont des quotas de places lorsque l’établissement sera plein. Mieux, elles bénéficieront d’un rabais de 12% sur l’écolage, qui s’élève à 25’000 francs par an, dès la quatrième année d’exploitation. A l’International School of Lausanne (ISL), où 60% des 600 élèves sont les enfants de collaborateurs d’entreprises sponsors, des quotas sont également mis en place. Un système bien rodé, présent dans la plupart des écoles internationales.

Reste que le principal frein à l’implantation et au développement des établissements anglophones n’est pas l’absence de capitaux mais la difficulté à trouver un terrain. Si dans les cantons de Neuchâtel, de Fribourg et du Valais, la problématique ne se pose guère, ce n’est pas le cas, loin s’en faut, dans les cantons de Vaud et de Genève.

Avant de se tourner vers Neuchâtel, la St. George’s School souhaitait s’établir entre Genève et Morges. «Mais nous n’avons pas trouvé de terrain adéquat», regrette Francis Kahn. Le collège Champittet, qui compte 200 élèves, cherche lui aussi à s’agrandir depuis plusieurs années afin d’accueillir 600 à 800 étudiants contre 200 aujourd’hui. «Malgré la sympathie du DEV, nous avons rencontré de nombreuses difficultés sur La Côte, souligne Roland Lomenech, directeur général de l’établissement. Aujourd’hui, nous sommes à bout touchant à Nyon. Mais ce dénouement n’a été rendu possible que grâce au changement de municipalité. La précédente ne nous soutenait pas du tout. Pire: elle a mis en place de nombreux obstacles administratifs et techniques, rendant notre projet impossible.»

Des communes réfractaires

Un constat partagé par Alain Boss, président de l’Advep: «Les écoles vaudoises ne demandent ni aides ni subventions. Elles souhaitent simplement qu’on ne leur mette pas de bâtons dans les roues! Or, aujourd’hui, les normes et les oppositions locales constituent un frein terrible à leur développement. Le problème, c’est que nous bénéficions d’un soutien à géométrie variable: lorsque Yahoo! a voulu s’installer, les autorités cantonales étaient prêtes à tout afin de trouver 400 places d’écolage. Mais lorsqu’il n’y a pas de Yahoo! qui arrive, nous ne recevons aucun soutien politique.»

A Genève, le soutien des autorités politiques semble plus constant: «Notre souci principal est qu’il y ait toujours assez de places dans les écoles internationales, note Daniel Loeffler de la promotion économique genevoise. Pour nous en assurer, nous faisons le tour des écoles tous les six mois. Nous ne leur apportons aucun soutien financier mais, en cas de besoin, nous pouvons intervenir dans la facilitation des démarches administratives par exemple. A l’inverse, lorsqu’une entreprise nous démarche en vue d’une implantation, nous faisons le tour des écoles avec les décideurs afin de voir le nombre de places disponibles.»

Pour un spécialiste du dossier, la grosse différence entre les cantons de Vaud et de Genève demeure l’expérience: «A Genève, des entreprises comme Procter & Gamble sont là depuis près de vingt ans. Les services de promotion économique connaissent les besoins de ce type de multinationales. Dans le canton de Vaud, en revanche, l’arrivée de Yahoo!ou d’autres entreprises s’est faite plus récemment d’où une certaine méconnaissance. Le vrai problème ne se situe pas du côté des services de promotion économique, qui soutiennent tous l’implantation de nouvelles écoles. Il est du côté des communes qui bloquent les projets. Depuis quatre ans, j’ai un investisseur capable d’apporter plusieurs millions pour construire une école sur Vaud ou Genève, mais le projet reste dans les cartons, car c’est impossible de trouver un terrain!»

La résistance du voisinage

Et le président de l’Advep de citer un autre exemple, celui de Sabis, société américaine spécialiste de la construction d’écoles clé en main, qui voulait installer un établissement de 1500 élèves sur les bords du Léman: «Les municipalités ont totalement rejeté cette implantation», peste Alain Boss. La société américaine, présente dans 16 pays, devait ouvrir cet institut international en 2008 à Colombier sur Morges. «Des contacts ont eu lieu avec Sabis, confirme Oscar Cherbuin, syndic de la commune. Mais ils voulaient attirer 1500 élèves d’un coup, sans prévoir de services de bus. Les nuisances provoquées par la mobilité des parents auraient été insupportables pour nos riverains.» Echaudée, Sabis s’est tournée vers un autre site, à Mex. Même réaction. «La population et la municipalité restaient très divisées sur ce projet pour des problèmes de circulation, souligne Jean-Pierre Rebeaud, syndic du village. Si nous avions dû prendre une décision, cela aurait été plutôt non.» Mais la commune n’a pas eu à se prononcer. La crise étant passée par là, la société américaine a cessé tout contact avec les autorités vaudoises.

Un échec qui reste en travers de la gorge d’Eric Maire du Dev: «Dans le cas de Sabis, les communes ont bien fait de refuser. Cette entreprise s’est très mal comportée avec elles. Si on respecte la population, ce n’est pas impossible de créer une école dans le canton de Vaud, comme le prouve l’installation de La Côte International School, l’année dernière à Mont-sur-Rolle. » Une implantation express (le projet a été réalisé en moins d’un an), qui suscite désormais la colère des riverains. Ils se plaignent du va-et-vient quotidien des 4×4 déversant leur flux d’enfants expatriés devant l’établissement…
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«L’éducation est devenue une industrie»

Après la vente du Collège du Léman en 2006 au groupe américain Meritas (détenu par Sterling Capital Partners), l’exploitation du collège de Champittet vient de passer en mains étrangères.

Fondé en 1903,le collège de Champittet a été acquis en septembre dernier par le groupe Nord Anglia Education (contrôlé par Baring Private Equity Adia). «Pour une école comme la nôtre, ce type de rachat peut être un atout, souligneRoland Lomenech. Cela équilibre les risques, donne les moyens de se développer rapidement et permet à nos collaborateurs de se déplacer au sein des écoles du groupe. »

Corollaire de ces mouvements de rachat: les écoles privées romandes, autrefois détenues par des familles ou des associations et fondations à but non lucratif, sont en train de devenir des entreprises comme les autres, dont le souci premier est de gagner de l’argent. «On ne s’en rend pas forcément compte en Suisse, mais l’éducation est devenue une véritable industrie, souligne un professionnel du secteur. Des fonds de private equity rachètent des écoles familiales, les restructurent et les revendent quelques années plus tard. Franchement, oui, c’est une évolution qui me fait un peu peur.»
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Une version de cet article est parue dans le magazine Bilan.