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L’économie, une affaire d’émotions

En montrant comment les émotions influencent les traders, les recherches en psychologie comportementale et en neuro-économie aident à mieux comprendre ce qui se passe réellement sur les marchés financiers.

L’émotion, loin d’être un problème, serait plutôt la solution, le chaînon manquant. «On entend souvent dire que l’émotion est mauvaise pour les marchés, qu’elle est responsable de problèmes, souligne Peter Bossaerts, directeur du Laboratoire d’analyse de la décision en situation d’incertitude de l’EPFL. Mais en fait, c’est complètement faux! L’émotion est essentielle pour gérer les situations ambiguës et pour estimer correctement les risques.»

Des expériences mesurant le rythme cardiaque ont montré que les personnes qui ne ressentent que très peu d’émotion face à une prise de décision sont celles qui font le mauvais choix.

«D’ailleurs, la drogue favorite des traders est un excitant, la cocaïne, raconte le chercheur. Elle favorise les émotions en augmentant la concentration de dopamine dans le cerveau, ce qui montre bien que les courtiers veulent ressentir plus d’émotions, pas moins… D’un point de vue évolutionnaire, les émotions remplissent un rôle, celui de juger une situation inconnue et de réagir rapidement.» Et prendre la fuite, si on estime le danger trop grand.

L’imagerie médicale a récemment rejoint la panoplie des outils à disposition des «neuroéconomistes», ces scientifiques qui veulent trouver dans nos neurones les raisons de nos comportements face à l’argent. De nombreuses expériences ont confirmé le rôle central joué par les émotions lors de l’estimation des risques.

Dans un laboratoire de l’EPFL, le cerveau d’étudiants prenant part à un jeu de hasard est observé en temps réel par un scanner à résonance magnétique. Pour estimer les chances de gagner, le cerveau fait travailler des zones reliées aux émotions – et non pas des régions engagées dans des fonctions cognitives supérieures.

Les expériences de Peter Bossaerts ont montré que le taux d’activité de ces zones est directement proportionnel à la chance de gagner. Plus remarquable encore, l’activité mesurée reproduit la variabilité du résultat: elle est nulle lorsque l’on est certain de perdre ou de gagner, et maximale si la probabilité est de 50% (voir ci-dessous: «L’analyse de risque dans notre cerveau»). Le cerveau est donc déjà câblé pour estimer aussi bien l’espoir de gagner que l’incertitude.

Cette intuition se retrouve dans des expériences faites sur des marchés virtuels reproduisant la bourse: les participant achètent et vendent des actions et doivent bien sûr estimer leur prix.

«Nous avons observé que des étudiants sans aucun expérience arrivent à sentir la présence d’un tricheur parmi eux, comme par exemple un insider qui a accès à plus d’informations que les autres, explique Peter Bossaerts. Ils intègrent inconsciemment cet élément lorsqu’ils estiment les prix que prendront les actions». Ces travaux ont aussi montré que les courtiers professionnels n’agissent pas vraiment différemment des amateurs – ils sont seulement plus rapides.

Menée par des pionniers tels que l’américain Richard Thaler et le prix Nobel israélien Daniel Kahneman, la «finance comportementale» est entrée dans les laboratoires dans les années 70. Elle a montré de nombreuses différences entre le modèle néoclassique basé sur un agent économique froidement rationnel et le comportement réel des gens. Si l’homo œconomicus ne fait que maximiser ses gains en suivant des lois statistiques, l’homo sapiens sapiens, lui, agit d’une manière bien plus complexe. Il veut à tout prix éviter de perdre, n’aime pas le risque ni l’ambiguïté, ou encore se laisse influencer par des chiffres tombés du ciel (voir ci-dessous).

«Ces études pionnières ont souvent été réalisées sans argent réel, souligne Peter Bossaert. Les gains des participants étaient virtuels. Aujourd’hui, nous utilisons de l’argent, car il y a une grande différence entre ce que l’on prétend faire en théorie et ce que l’on fait vraiment.» A Lausanne, les participants peuvent gagner jusqu’à une centaine de francs en deux heures. Difficile, malheureusement, de pousser le réalisme plus loin et de reproduire en laboratoire la situation des vrais traders, qui jouent des millions de francs ainsi que leur salaire.

Le chercheur belge s’est également intéressé à l’effet qu’ont certains types de rémunération sur le comportement des gérants de fonds d’investissement.

«Dans certains hedge funds, le système de rémunération pousse les gestionnaires à prendre des risques énormes. Par exemple, ils n’obtiennent une participation au bénéfice que si le fonds s’est apprécié de plus de 20% en une année. Dans le cas contraire, leur honoraire consiste uniquement en une somme fixe bien plus modeste.» Les conséquences sont évidentes: le gérant prendra tous les risques pour finir au-dessus du seuil de 20%, car sa rémunération sera identique que le fonds gagne 19% ou qu’il s’effondre. Lorsque les marchés s’écroulent, cette prise de risque inconsidérée se traduit en pertes massives.

La Suisse poursuit de nombreux projets de recherches en finance comportementale et neuro-économie. A l’Université de Genève, le Groupe de recherche sur les émotions a récemment démontré l’importance de l’intelligence émotionnelle pour réaliser des investissements rentables à long terme.

En analysant les placements de 3000 clients privés d’une banque américaine, la chercheuse Tanja Wranik a observé que leur capacité à percevoir, comprendre et contrôler les émotions améliore la performance de leur investissement. Des tests de compétence émotionnelle pourraient améliorer le recrutement de professionnels de la finance.

L’altruisme et la justice sont au cœur des travaux d’Ernst Fehr, récompensés en 2008 par le Prix Marcel Benoist, l’une des principales distinctions de la recherche en Suisse. Le professeur d’économie empirique à Zurich s’est tourné vers la psychologie pour vérifier par lui-même les hypothèses définissant l’homo œconomicus rationnel.

Dans ses expériences sur le développement du sens de l’égalité, un enfant peut partager deux ou trois bonbons entre lui-même et un camarade. La moitié des enfants de 7 ans préfèrera un partage équitable (chacun reçoit un bonbon), alors que l’écrasante majorité des enfants plus jeunes sont indifférents par rapport à ce que reçoit leur camarade.

Ernst Fehr a aussi montré que la confiance témoignée envers un inconnu augmente si l’on inhale par spray nasal un peu d’ocytocine, une hormone connue pour faciliter l’accouchement ainsi que l’allaitement. D’autres recherches menées par Paul Zak à la Claremont Graduate University ont indiqué que cette hormone augmente également la générosité envers les autres.

Ce type de recherche s’oriente en fait davantage vers la psychologie sociale et la biologie comportementale que l’économie. Le vrai défi est d’intégrer ces nombreux résultats empiriques dans un modèle utilisables par les professionnels de la finance et les organismes de régulation. C’est exactement le but de l’actuel directeur du Swiss Banking Institute de l’Université de Zurich, Hens Thorsten.

«Les travaux en finance comportementale sont souvent rédigés d’une manière trop spécialisée pour être comprises par les professionnels de la finance, avance l’économiste. Nous voulons les rendre accessibles et facilement utilisables.» Son équipe a fondé une spin-off pour conseiller des clients privés, Behavioural Finance Solutions. Elle développe des check-lists utilisables par les gestionnaires de fonds pour éviter les plus grossières erreurs, en les aidant à estimer et prendre en compte les «biais cognitifs» de leur clients – comme par exemple l’aversion de la perte ou l’ancrage.

«Nous testons en laboratoire l’efficacité des méthodes de risk management, explique Hens Thorsten. Nous observons sur un marché virtuel comment elles influencent le comportement de traders. Au début de 2008, nous avons ainsi remarqué que les indications utilisées au Credit Suisse étaient trop compliquées pour être mises en œuvre par les courtiers. Ils avaient de la peine à bien les comprendre.» Ironiquement, celles d’UBS étaient mieux adaptées…

«Depuis une dizaine d’années, les méthodes quantitatives basées sur un homo œconomicus rationnel ont envahi le monde de la finance. Auparavant, les économistes se contentaient de chose plus simples.» Longtemps oublié des marchés, l’homme – avec ses émotions et surtout ses limites – doit maintenant reprendre sa place au cœur de l’économie.

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L’analyse de risque dans notre cerveau

Pour comprendre comment le cerveau calcule les risques, Peter Bossaerts analyse l’activité cervicale lors d’un jeu de hasard se déroulant en deux temps. Les participants choisissent au hasard une carte dans un jeu de dix cartes numérotées de 1 à 10. Après sept secondes, ils en prennent une deuxième à partir du même jeu. Ils remportent leur mise si elle est inférieure à la première, et la perdent dans le cas contraire.

Tirer la première carte détermine directement la probabilité de gagner: 100% de chance si la carte montre le 10, 50% pour le 5 ou encore 0% pour le 1. L’activité de quatre zones cervicales liées à l’émotion (le putamen, le striatum et les noyaux thalamiques et subthalamiques) est mesurée en temps réel par un scanner à résonance magnétique nucléaire fonctionnelle (fMRI). Résultat: pendant la première seconde, l’activité des deux premières zones est directement proportionnelle au nombre porté par la carte, c’est-à-dire, à la probabilité de gagner.

L’équipe de Peter Bossaerts a également étudié à l’incertitude du résultat final, déterminée elle aussi par la première carte: si elle montre un 10 ou un 1, le participant est certain de gagner ou de perdre, et l’incertitude est donc nulle. Elle est par contre maximale dans le cas d’un 5. L’imagerie a montré que cette courbe en cloche est reproduite par l’activité des trois dernières zones, mesurée après un délai d’une seconde.

«La grande majorité des gens sans formation mathématique serait incapable de retrouver cette courbe par le raisonnement, indique le chercheur. Le cerveau, lui, peut le faire, même sans l’avoir appris consciemment. Cela montre que le cerveau est déjà câblé pour estimer l’incertitude – et faire des mathématiques.»

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L’homme irrationnel est bien normal

Loin d’un homo œconomicus hyper-rationnel à la base du modèle néoclassique de l’économie, l’homo normalus n’agit pas comme une machine à calculer. Depuis les années 1960, de nombreuses différences ont été démontrées par des expériences de psychologie, de finance comportementale et de théorie des jeux.

Dix exemples de «biais cognitifs»

1. L’être humain suit son intuition. Incapable de toujours calculer mathématiquement les tenants et aboutissants d’une situation, il fera confiance à son sentiment personnel, à son expérience ainsi qu’au bon sens.

2. Il préfère ne pas gagner une certaine somme que de la perdre – bien que ces alternatives soient mathématiquement équivalentes. C’est «l’aversion de la perte».

3. Il privilégie le status quo au changement.

4. Il préfère gagner peu à coup sûr que beaucoup avec peu de chance: toucher avec certitude 100.- est préférable à tenter de remporter 200.- avec 60% de chance. Un homo œconomicus choisirait lui toujours l’alternative offrant la plus grande moyenne.

5. «L’ancrage»: l’estimation d’une grandeur est influencée par tout nombre entendu précédemment, même sans aucun rapport avec la grandeur. Dans une expérience de Daniel Kahneman, des participants doivent estimer le nombre de nations africaines membres des Nations-Unies. Ils diront en moyenne 45 si une «roue de la fortune» a précédemment indiqué le 65, alors que cette estimation chute à 25 si la roue est tombée sur le 10.

6. L’homme préfère s’accrocher à une action qui a chuté que de reconnaître sa perte.

7. Il pense que les objets qu’il possède ont plus de valeur que ceux qu’il n’a pas.

8. Il attribue ses échecs à la malchance, et ses succès à ses compétences.

9. Il opte pour l’équité, même s’il doit payer pour cela. Dans le «jeu de l’ultimatum» (qui ne se joue qu’une seule fois), un participant propose un certain partage d’une somme entre lui et une seconde personne. Si celle-ci rejette la proposition, l’argent est perdu pour tout le monde. En pratique, les partages inéquitables où le premier joueur tente de s’attribuer plus de 80% sont refusés et l’argent perdu.

10. Il évite l’ambiguïté – à savoir le fait de ne pas pouvoir estimer un risque (paradoxes d’Ellsberg et d’Allais).

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Une version de cet article est parue dans le magazine scientifique Reflex, en vente en kiosques.